Inès Rabadan, Cinéaste

BELHORIZON

Quelques jours avant la sortie de son film « BELHORIZON » (voir notre chronique sur ce site), Madame Rabadan a accordé à CinéFemme un entretien aussi intéressant qu’amical.

Celui-ci a eu lieu dans les locaux de la maison NEED PRODUCTION à Bruxelles.
« BELHORIZON » est le premier long métrage de la réalisatrice.

JPEG - 43.9 kio

J’ai lu dans votre dossier de presse que vous aviez fait des études de philologie romane ?

Effectivement avant de faire mes études à l’IAD j’ai obtenu, à l’ULB, un diplôme de philologie romane parce que j’avais envie d’étudier la littérature.

Cet intérêt pour le texte littéraire se ressent dans votre film. En effet son écriture narrative est particulièrement soignée

Il est exact que j’ai veillé au plus près à l’écriture de mon film dont je suis, avec Laurent Brandenbourger, co-scénariste, mais en même temps j’ai le souci de ne pas enfermer le récit dans une construction trop formelle, laissant ainsi au spectateur toute sa capacité imaginative en ne lui fournissant pas, par exemple, de réponse définitive à ses questionnements.
D’un autre côté l’architecture du récit qui mêle à la fois réalité et rêve exigeait une certaine rigueur. Trouver un point d’équilibre entre ce qui se passe et ce qui se fantasme est un des défis de « Belhorizon ».

Par deux fois, vous faites expressément allusion à deux grands noms de la littérature moderne

Je tenais beaucoup à ce que la phrase de Luis Borgès « La cause est postérieure à l’effet » éclaire un des sens du film à savoir que c’est souvent après un voyage que l’on comprend la raison pour laquelle on l’a initié. Ainsi Carl, mon personnage masculin principal, est à « Belhorizon » dans le but apparent d’acheter, avec des amis, un hôtel. En fait ce voyage est pour lui une façon de faire le point, de voir où il en est à mi-parcours de sa vie.

Il y a un autre moment « littéraire » dans votre film . Un moment, me semble-t-il, important.

En effet pendant un instant bref et fragile, deux de mes personnages vont partager leur souvenir d’un poème d’Antonio Machado qui est un poète castillan très connu en Espagne. Ce moment est d’autant plus fort que ces deux personnages appartiennent à des classes sociales différentes et qu’ils arrivent néanmoins à établir entre eux, en ce moment précis, une communication, une réelle rencontre.

Vos références sont chaque fois des évocations d’écrivains hispanophones ? Est-ce un hasard ?

(Rires) Peut-être est-ce un hasard dû au fait que je suis le fruit d’une union belgo-espagnole…D’autre part puisque nous évoquons l’apport de mon intimité dans la genèse de mon film, je vous signale que j’ai vécu, enfant, dans une maison qui s’appelait « Belhorizon ». Ceci dit mon film n’est pas autobiographique.

Permettez-moi de revenir à ce qui me paraît le propos premier de votre film : la position que chacun occupe dans la société

C’est vraiment le sujet qui m’intéresse. Quelle est la place de chacun, a-t-on la possibilité de quitter cette place et de se déplacer vers autre chose ?
Je pense souvent que si l’on avait la possibilité de prendre la place d’un autre, une série de problèmes s’arrangerait.

Est-ce que cette réflexion n’est pas un peu naïve ?

Elle est surtout le reflet d’un idéal difficilement accessible parce que la position de chacun est
souvent verrouillée, déterminée par des cadres de travail, de sexe, d’origine sociale dont il est difficile, voire impossible de sortir.

Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ?

J’ai l’impression que quand on est d’un milieu modeste on n’est chez soi que chez soi.
Quand on vient d’un milieu plus aisé, on est partout chez soi. Ce qui est une force extraordinaire donnée par l’éducation.

N’existe-t-il aucune limite à cette impression que donnent les bobos de votre film d’être partout à l’aise ?

J’ai veillé, dans mon film, à donner une limite à cette impression. Ainsi lors de la scène du bal populaire, ils se rendent compte qu’ils sont exclus de la piste de danse en raison de leur âge.
Entre eux et les jeunes qui occupent l’endroit il y a une barrière infranchissable. C’est celle de l’âge. Ils se rendent compte, à ce moment, que le temps n’est pas éternel..

Iriez-vous jusqu’à dire qu’il existe chez ces bourgeois une mélancolie, un « taedium vitae » ?

Effectivement ce sont des gens blasés, qui ont tout et qui sont à la recherche de quelque chose à désirer. D’où leur promenade en forêt en quête d’un point d’eau, d’une cascade qu’ils ne trouveront jamais. Ce sont des gens taris, asséchés qui ont soif de quelque chose mais ils ne savent pas de quoi.

J’ai été frappée par l’attention précise voire méticuleuse que vous portez aux objets.
Ceux-ci peuvent-ils, selon vous, représenter les personnages ?

Les représenter je ne sais pas. Mais ils peuvent être les symboles de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. C’est la raison pour laquelle je me suis intéressée à la montre Patek et à son slogan publicitaire selon lequel on ne possède jamais une telle montre. On n’en est que le gardien pour les générations futures.
J’ai trouvé que cette phrase, à la fois merveilleuse et horrible, était un parfait résumé de la position de la classe aisée, persuadé d’être là pour durer et de choisir en toute circonstance le meilleur.

Votre film donne l’occasion d’intéressants reploiements sur la notion d’héritage.
De quoi hérite-t-on ?

Quand on est d’un milieu aisé…d’une Patek (rires).
En fait cette question m’a surtout intéressée du point de vue d’Esmée, la jeune fille des gérants de « Belhorizon ». De quoi hérite-t-on quand on est d’un milieu modeste ?
Tout un temps, durant l’élaboration du scénario, j’avais pensé faire d’Esmé l’héritière d’un savoir de guérisseuse.
Je suis moi-même le fruit d’une rencontre entre deux milieux sociaux très différents et je sais, pour l’avoir vécu et ressenti de l’intérieur, que la place que l’on occupe et ce qu’à partir d’elle on reçoit ou/et transmet sont des questions fondamentales qui cimentent notre regard sur le monde.

Si Esmé n’a aucun espoir d’héritage, elle est quand même la seule de vos personnages à détenir un prénom qui fait écho à tout un prestigieux passé culturel ?

Vous pensez à ?

Victor Hugo et à l’Esméralda de « Notre Dame de Paris »

Et bien non. S’il y a référence elle est plutôt à chercher du côté d’une nouvelle de Salinger
« Pour Esmé avec amour et abjection ». J’ai gardé un souvenir très fort de cette rencontre entre un soldat et une petite fille coriace. En plus j’aime bien le côté romanesque de ce prénom qui confère une majesté à quelqu’un d’assez mutique. Tout comme j’ai choisi d’appeler la fille d’Esmé, Ilona. Qui est à mes yeux un nom de princesse. (n.b : Ilona est aussi le prénom de l’actrice principale du film qui, dans un premier rôle, incarne avec justesse l’inconfort de la position de celle qui se sent socialement inférieure aux autres)

Quelle est la place d’Ilona dans votre film ?

Elle a un rôle clé dans mon film. En effet c’est elle qui, par son rêve, transforme sa mère en bourgeoise qui vit une aventure amoureuse avec mon personnage masculin principal.
Ilona confère ainsi à l’histoire un côté fable fantasmée auquel je tiens beaucoup.

En regardant "Belhorzon", j’ai pensé « Tiens le marxisme-léninisme n’est pas tout à fait mort en Occident ». Sentiment encore accentué par le fait que votre personnage masculin s’appelle Carl…

(Rires)
En ce qui concerne le choix du prénom, qui est aussi celui des héros de mes courts métrages et de mon prochain long métrage, il renvoie plutôt à un souvenir intime de mon enfance. D’ailleurs la genèse de mon film remonte aussi au souvenir d’un fait-divers lu lors d’un retour sur les lieux de ma jeunesse et selon lequel des gens fortunés débarquent dans une modeste auberge alors qu’ils croyaient arriver dans un hôtel 4 étoiles.

Quant au marxisme-léninisme, je ne sais pas. Je ne souhaite pas que mon film soit uniquement catégorisé comme « film social ». Je le vois plutôt comme un film à « intention ou morale sociale » - en cela il est proche de la fable - axé sur l’impossibilité pour les classes sociales de se mélanger. Et si cette impossibilité devenait, par un hasard de circonstances, une possibilité ce serait au prix d’une douleur certaine.

La dernière image de votre film montre vos bourgeois en train de régurgiter le poison versé par Esmé dans leur café. Souhaitez-vous vraiment vous débarrasser d’eux ?

Pas de façon définitive. Je souhaite simplement les amener à une réflexion sur la difficulté de se mouvoir sur les barreaux (quelle belle métaphore) de l’échelle sociale. Je ne souhaite pas leur mort mais que leurs certitudes sociales soient (un peu) secouées ou, pour rester dans le vocabulaire propre à l’empoisonnement, « dérangées »

Pensez-vous que dans un film tout doit être compréhensible ?

Pas nécessairement car ce qui est incompris peut susciter l’imagination, permettre à des réflexions, à des idées d’émerger. Je suis souvent étonnée, lorsque des spectateurs me disent ne pas avoir compris telle ou telle chose, à quel point ils ont suppléé cette absence de sens par quelque chose qui leur est propre.