Joachim Lafosse, Cinéaste

Ça rend heureux

A quelques heures de son départ pour Venise où il a présenté, dans le cadre de la Mostra, son troisième long métrage « Nue Propriété » (*) avec Isabelle Huppert, Jérémie et Yannick Renier, Joachim Lafosse a reçu, à l’hôtel Astoria, CinéFemme pour un entretien intelligent, généreux et bigrement intéressant à propos de son film « Ça rend heureux » dont la sortie est prévue pour ce 27 septembre 2006.

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CF : J’ai vu votre film deux fois. La première fois j’ai beaucoup ri.

CJ : J’en suis content…

La seconde fois, tout en le trouvant aussi réjouissant, j’ai surtout découvert qu’il regorgeait de réflexions sur le cinéma…

… et sur les rapports entre la réalité et la fiction

Pourrait-on qualifier votre film de « fiction autobiographique » ?

Il est vrai que j’étais au moment du tournage un jeune cinéaste sans le sou et que l’histoire de mon film est celle d’un jeune réalisateur qui souhaite faire un film alors qu’il n’a pas d’argent.
Mais mon film n’est pas nombriliste, il est plutôt centré sur la possibilité d’avoir un autre regard sur la fiction et sur la réalité. La réalité je ne sais pas ce qu’elle est, puisque chacun la voit en fonction de ce qu’il est. La fiction m’intéresse beaucoup plus, par ce qu’elle recèle
d’inventivité et d’inattendu. La vie est une fiction magnifique.

Mon film aborde aussi des questions essentielles au cinéma : pourquoi fait-on un film ? Y a-t-il une nécessité à filmer ? Qu’est-ce que le processus créatif ? Ne pas faire de film qu’est-ce que ça change. ?

Parmi ces questions, celle qui ressort le plus nettement parce qu’elle agrippe l’intérêt du spectateur est de savoir pourquoi, alors que votre premier film « Folie Privée » a fait très peu d’entrées (**), n’avez-vous pas été démotivé ? Pourquoi avez-vous eu envie de proposer à des copains de monter une histoire et de faire, en équipe, un film ?

Parce que j’avais le désir et la détermination de continuer à être cinéaste.
Et que j’ai des copains, qui, quoiqu’au chômage, ont cette même envie. Nous avons décidé de joindre nos désirs et ensemble nous nous sommes mis au travail. « Ça rend heureux » est une réalisation absolument collective c’est-à-dire alimentée par les apports de chacun.
En plus je souhaitais démontrer qu’avec très peu d’argent…

En fait 10.000 € ?

Effectivement… et avec les moyens techniques de l’époque (bétacam, camera DV) on pouvait réaliser un film.

Ne croyez-vous pas que ce qui soutient et sous-tend votre projet est l’affection que vous portez à tous ceux avec lesquels vous faites du cinéma. J’ai d’abord pensé que votre film était une histoire d’amour puisque vous y tombez amoureux. Par la suite, j’ai nuancé ma pensée, et je parlerais maintenant plutôt de déclaration d’amour.

Je pensais d’abord faire un film sur un cinéaste, puis je me suis rendu compte qu’un cinéaste sans équipe ne pouvait pas faire grand-chose, il ne pouvait pas être « fertile » pour reprendre une expression souvent employée par Kris Cuppens dans le film.

J’ai alors eu l’envie de déclarer à tous les gens qui jouent dans le film que je les aimais.
Mon ex-compagne dans la vie, Catherine Salée, interprète dans le film le personnage de mon ex-compagne ce qui m’a permis à la fois de lui exprimer toute l’estime que je porte à son travail d’actrice, et de confirmer l’apaisement de nos relations..
Même quand je fais des films avec des acteurs qui ne font pas partie de mon équipe habituelle - ce qui fut le cas lors du tournage de « Nue-Propriété » - leur absence, qui n’est en fait qu’une des modalités de leur présence, m’alimente.

Diriez-vous que « Ça rend heureux » est aussi une déclaration d’amour au cinéma ?

Je ne crois pas qu’on puisse faire des déclarations d’amour aux choses, mais pourtant mon film est aussi une déclaration d’amour au cinéma et à ce que pour moi, cet art a eu d’émancipatoire.
Alors que dans « Folie Privée » j’ai exploré les dommages causés par la perte de désir et de volonté d’un homme, dans « Ça rend heureux » j’ai presque pris le contrepied de cette attitude en montrant que malgré la morosité, malgré le fait que le cinéma ne vous permet pas toujours de gagner votre vie,
il y a des gens qui y croient et qui veulent faire exister leur désir de réaliser un film.

C’est un peu comme si vous quittiez un monde de clôture émotionnelle, affective ou matérielle pour un autre espace plus ouvert parce plein de possibilités ?

Oui et ce changement de position est actionné par la notion de désir

Comment définiriez-vous cette notion de désir ?

Le désir n’est sûrement pas une pulsion, c’est une élaboration, c’est un projet.
Et quand plusieurs personnes travaillent à faire exister ce projet, c’est formidable.
C’est la raison pour laquelle j’ai osé parler, dans le film et dans son titre, de bonheur. Même si mes personnages ne sont pas tout le temps heureux, ils sont portés par ce quelque chose qui va leur permettre de se découvrir autres que ceux qu’ils croyaient être. Un chômeur n’est pas qu’un chômeur, il est aussi un acteur, un preneur de son, un cameraman….
Le possible est toujours là, présent. Et le cinéma - comme l’art en général - permet de montrer le possible.

Il y a, me semble-t-il, à côté de cette notion de désir, une autre notion importante dans votre parcours, c’est celle, pour reprendre le titre d’un de vos courts-métrages, de « tribu » ? (***)

Effectivement la notion de cellule ou de groupe, en décomposition comme dans « Folie Privée » ou
« Nue-Propriété » ou en union comme dans « Ça rend heureux » est importante pour moi.
Par contre, comme je l’ai lu sous la plume de certains journalistes, je ne montre pas dans « Ça rend heureux » ma famille de cinéma. Je n’aime pas du tout cette idée de famille de cinéma.
De famille on n’en a qu’une et on ne devient adulte que quand on en prend conscience.
Après on a des amis, des collègues de travail, des relations.

L’autre, les autres semblent importants pour vous ?

En effet j’ai eu des parents imparfaits qui ont très vite reconnu leurs imperfections et m’ont appris à aller chercher ailleurs ce qu’ils n’avaient pas. Je me suis dès lors vite rendu compte que les autres c’est important.

Vous avez découvert ça tout seul ?

Non, j’ai été 9 ans en analyse . C’est aussi ce qui m’a permis de comprendre qu’on était multiple.
Et que l’on peut très bien raconter une chose en sachant que l’on n’est pas que ça.
Je n’ai dès lors pas peur de raconter une tragédie comme « Folie Privée » et de passer ensuite à une comédie comme « Ça rend heureux » pour revenir avec « Nue Propriété » à quelque chose de plus dramatique.

Puisque vous avez été en analyse, vous devez avoir, à propos de la notion de projection au cinéma, un avis que je souhaiterais connaître. En tant que cinéaste vous proposez une vision de la réalité aux spectateurs mais vous savez que ceux-ci, en retour, vont (se) projeter sur ce qui leur est projeté ?

Effectivement et c’est la raison pour laquelle j’ai souhaité démystifier (ou démythifier) le processus créateur en y faisant entrer le spectateur. Comme le dit un de mes personnages - et c’est en fait une métaphore créée par mon co-scénariste Samuel Tilman - un film « c’est comme un meuble fabriqué par un menuisier, où chaque spectateur peut y ranger ce qui lui appartient »
C’est en de pareils moments, quand on se rend compte que ce que l’on pense est aussi pensé par quelqu’un avec qui on travaille, qu’on peut, à propos du cinéma, réellement parler de travail artistique collectif. Il a y quelque chose de l’ordre d’une étincelle…

C’est presque une rencontre d’inconscients ?

Oui on pourrait dire ça à la condition de ne pas refuser que l’inconscient devienne parfois et en partie conscient. C’est même là le siège de l’émotion. D’ailleurs selon Spinoza « le désir est une prise de conscience » autrement dit, c’est un inconscient qui se réveille et qui essaie de prendre forme.
C’est la même chose dans mon film notamment dans la scène où autour d’une table, le cinéaste demande à son équipe, ce qu’elle pense de son scénario. Chacun va y aller de sa projection et en bout de course ce sera au réalisateur de choisir parmi les remarques qu’il entend celles qu’il retiendra pour la mise en forme de son film. En ce sens le cinéaste est un peu comme un voleur…

Ou plutôt un dérobeur puisque son vol, l’artiste le montre, il ne le cache pas ?

C’est exact. D’ailleurs l’une des origines (il y en a plein) de mon film c’est le conflit entre Arnaud Desplechin et son ex compagne Marianne Denicourt. Celle l’ayant traité de voleur parce que, selon elle, il s’était inspiré, sans son accord, de leur ex-histoire d’amour, dans l’élaboration de « Rois et Reines ». En fait, et selon mon interprétation, sa souffrance viendrait essentiellement du fait que Desplechin ne lui a pas proposé de jouer dans le film.

Parlez-nous de votre vision du cinéaste ? Est-il le seul maître à bord ?

Non pas le seul maître parce qu’un film est le produit d’une équipe - « tout seul on n’est pas fertile » est une phrase qui revient scander plusieurs fois le récit. D’ailleurs « Fertile » a été le premier titre du film.
Mais il est vrai que le cinéaste est celui qui conduit l’équipe qu’elle soit celle des acteurs ou des techniciens. Il a une fonction et c’est dans le respect de cette fonction que le plaisir d’être cinéaste apparaît. S’il l’occupe bien la position qui est la sienne, il permettra aux autres de mieux comprendre la leur.

Votre écriture cinématographique est, à mes yeux, forte parce que sans artifice.
Quelles ont été vos influences ?

Influences je ne sais pas si c’est le mot qui convient. En tout cas j’ai aimé et été nourri par le cinéma de Cassavetes et en littérature par Jean-Marie Koltes et l’école autrichienne, Jelinek ou quelqu’un comme Thomas Bernhard qui m’a tellement intéressé que j’ai dévoré toute son œuvre.

Croyez-vous que vous leur devez votre style tendu, arc-bouté à une frontalité d’approche qui laisse peu de place à la volonté de manipuler les émotions du spectateur ?

Peut-être, en tout cas il y a une chose que je n’aime pas dans le cinéma actuel dit d’auteur c’est un sorte de codification des intentions. De formalisation dogmatique qui privilégie le silence à l’exposition.
Je suis plutôt un intuitif d’abord qui réfléchit ensuite. Et cette façon d’être me donne l’envie de créer comme on respire. L’envie de co-créer avec les gens de mon quotidien. Comme le faisait justement Cassavetes qui s’entourait d’une équipe composée de personnes avec lesquelles il vivait aussi dans sa vie de tous les jours..

Est-ce pour cette raison que vos génériques de fin sont généreux en ce sens qu’ils reprennent une liste de personnes qu’on ne voit pas à l’écran ?

(Rires) Effectivement il y a des amis qui viennent sur le tournage et que j’ai envie de remercier parce qu’ils me donnent leur avis. En plus faire un film avec très peu d’argent vous incite à en demander autour de vous, ce qui augmente la liste de ceux à qui on souhaite dire merci.

Dans votre film vous dites qu’il n’existe pas de bons ou de mauvais films, des films faciles ou difficiles mais qu’il n’existe que des films justes ou pas

Avant de vouloir devenir cinéaste, j’ai voulu devenir champion de tennis. Après m’être rendu compte que je n’avais pas, organiquement et génétiquement, le corps pour devenir un sportif de valeur, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a fait découvrir l’art, la littérature et puis le cinéma. Ce qui m’a vraiment apaisé c’est de comprendre que dans l’art il n’était plus question de performance mais de justesse avec soi-même

C’est peut-être là que gît la raison de la contagion entre le titre de votre film et la façon dont le spectateur le reçoit. Il rend heureux parce qu’il est juste par rapport à un propos, à une équipe, à un désir ?

En ce qui me concerne, ce film m’a permis de mesurer le chemin personnel parcouru entre « Folie Privée » dans lequel je mettais en scène un homme qui tue son enfant et « Ça rend heureux » qui est l’histoire d’un homme qui se sépare de sa femme parce qu’il estime qu’il n’est pas encore temps pour lui d’avoir un enfant. Il lui propose alors de créer un film ensemble.

Voulez-vous dire par là que le film est à la place du bébé qu’ils n’ont pas eu ?

Certainement et je pense d’ailleurs que c’est le cinéma qui m’amènera à la paternité.
Parce que le cinéma, et surtout celui de Pialat, m’a réconcilié avec mon propre père et que, pour moi, on ne devient un père soi-même que lorsque l’on a accepté que le sien ne soit pas parfait et que vraisemblablement soi-même en tant que père on ne sera pas parfait.

De même j’ai compris qu’un cinéaste qui voudrait faire un film parfait ne fait jamais de film.

Un peu comme Roithamer , le personnage de « Corrections » de Thomas Bernhard, est amené à détruire tout ce qui n’est pas perfection ?

Exactement. Au début de « Tribu » mon film de fin d’études il y a une phrase qui dit « A nos idéaux déçus ». Depuis lors j’ai l’impression d’être sorti du fantasme, de pouvoir être dans la rencontre avec l’autre et de pouvoir présenter un travail que je sais ne pas être totalement - parce que c’est impossible - parfait

Est-ce que cette évolution vous permet d’être un meilleur directeur d’acteurs ?

Je ne sais pas si je suis meilleur mais je crois être un bon directeur d’acteurs parce que je ne cherche pas à ce qu’ils soient comme je le veux mais j’essaie qu’ils soient comme ils sont. C’est pourquoi je suis à l’écoute de leurs suggestions, de leur imagination d’acteurs. Ils me nourrissent comme je crois les nourrir.

J’avais espéré vous rencontrer lors d’une table ronde organisée au Théâtre poème autour du livre de Frédéric Sojcher « Le manifeste du cinéaste »… et vous n’y étiez pas étant en montage de votre film avec Isabelle Huppert « Nue propriété ».
J’aurais aimé vous poser la question suivante : est-ce que pour vous aussi chaque film est un combat dont l’issue est toujours incertaine ?

Je préfère le mot lutte parce qu’il y a dans le mot combat une violence dont j’ai de moins en moins besoin. La confiance que j’ai en l’autre, au fil des films, est de plus en plus présente, il ne s’agit plus dès lors de combattre mais de chercher un sens.

Pourrait-on, comme définition de fin d’entretien, synthétiser votre pensée comme suit : le cinéaste est celui qui doit tout le temps susciter le désir chez les gens ?

Oui mais c’est aussi plus compliqué. Parce que les grands pervers sont aussi des « susciteurs » de désirs. Ils savent mettre le doigt sur le manque de l’autre. C’est le sujet de mon prochain film.

Ca nous donnera une occasion de nous revoir…

(*) « Nue-propriété » a reçu, après sa projection à la Mostra, une ovation et son cinéaste les félicitations de la présidente du Jury, Catherine Deneuve.
(**) alors qu’il a été reconnu par la critique et primé dans différents festivals.
(**) un coffret DVD regroupant « Tribu » « Folie Privée » et « Ça rend heureux » sortira bientôt.