Interview de Stéfanne Prijot

Réalisatrice du documentaire "La Vie d’une Petite Culotte et de Celles qui la Fabriquent"

Le documentaire "La Vie d’une Petite Culotte et de Celles qui la Fabriquent" raconte la vie de ces femmes qui travaillent dans les hangars des industries du textile.

À chaque étape de fabrication, l’histoire nous emmène de pays en pays et nous fait découvrir la vie de cinq femmes. Le film commence par Yulduz, qui travaille dans les champs de coton ouzbeks privée de liberté d’expression et se termine avec la mère de Stéfanne Prijot, Pascale, qui tient un petit magasin de vêtements en Belgique mais qui ne propose plus de vêtements 100% belges depuis la délocalisation des usines il y a 30 ans.

À travers ce film, la réalisatrice a voulu interroger la valeur que nous donnons à ces vêtements, mais surtout aux vies de ces femmes qui les fabriquent.

"La Vie d’une Petite Culotte et de Celles qui la Fabriquent" sera projeté le 23 mars à 17h au Cinéma Galeries dans le cadre du Festival Millenium.

Bonjour Stéfanne, avant de parler du film, pourrais-tu te présenter en quelques mots et nous raconter ton parcours ?

J’ai trente ans et je viens de Spa. Je vis à Ixelles et j’ai étudié à l’IHECS. Directement après l’IHECS, j’ai réalisé des films documentaires en Afrique et en Amérique latine. À côté, je travaille depuis 5 ans à mi-temps chez GoodPlanet Belgium en tant que chargée pédagogique en communication audiovisuelle.

Comment t’est venue l’idée de faire un film sur le parcours d’une petite culotte ?

Quand j’étais adolescente, j’ai appris que les choses ne tournaient pas rond dans l’industrie du textile. Je travaillais pendant les week-ends et les vacances dans le magasin de vêtements de ma mère, pour me faire de l’argent de poche. C’est de là que je me suis posée des questions. En même temps, c’était très difficile de vendre autrement, surtout dans une petite ville comme Spa. C’est resté dans ma tête pendant quatre ans ; d’où viennent véritablement les habits ? On parle toujours énormément de la confection alors que c’est juste une étape. Il y a aussi le filage, la teinture, la récolte du coton, etc. Toutes ces étapes-là manquent généralement quand on parle du textile. C’est vraiment la curiosité qui m’a poussée à faire ce documentaire. Curieuse de savoir comment ça se passe réellement derrière. Pendant quatre ans, j’ai fait des recherches et je pensais avoir acquis beaucoup de connaissances sur le sujet mais je me suis rendue compte quand j’étais sur le terrain, qu’il y un tas de choses que j’ignorais.

Sur ce film, tu as plusieurs casquettes (réalisatrice, photographie, montage). C’est un choix qui s’est imposé dès le départ ?

J’aime bien avoir une maitrise du début à la fin. L’image importe énormément. J’ai beaucoup travaillé sur la photographie. Comment rendre de la dignité à une personne, mettre en valeur ces femmes, les rendre belles. Le montage est également hyper important car c’est là qu’on fait passer des messages. J’ai fait ça en collaboration avec Yann Verbeke.

Comment as-tu sélectionné les pays où tu allais tourner ?

Je voulais faire le vrai chemin d’une petite culotte mais on m’a dit que c’était impossible, car cet itinéraire que je voulais retracer est complètement opaque. D’une étape à une autre, tout est parfois effacé. Si on prend l’exemple de l’Ouzbékistan où les droits de l’Homme ne sont pas respectés, il n’est jamais indiqué « made in Uzbekistan » sur les ballots de coton. Dès le départ, l’information est faussée. Dans le film, je montre cinq étapes de la fabrication d’une culotte, mais en vérité, il y en a bien plus. Il y a beaucoup plus d’acteurs que ce que ne montre le film. Ce n’est donc pas le véritable chemin, mais c’est le plus réaliste possible. Je voulais raconter une histoire qui évolue positivement. Dans le film, on commence avec une femme ouzbèke qui est opprimée dans son pays et qui rêve de partir. Ensuite, on arrive en Inde avec une jeune fille qui a pu bouger en ville mais qui en fin de compte se retrouve à travailler dans une usine de filage. La troisième femme qu’on suit, ne peut pas avoir d’enfant à cause des produits chimiques présents dans la teinture et puis, on a une femme enceinte de huit mois qui manifeste mais qui n’est pas écoutée. La dernière femme que je montre dans le film est ma mère, une femme qui vit en Belgique, dans une démocratie, un pays libre mais qui finalement a aussi des difficultés. L’idée était de renvoyer la balle au spectateur à la fin du film. L’Ouzbékistan est un des cinq producteurs de coton. On oublie souvent cette histoire alors que là-bas, c’est du travail forcé. Les gens sont contraints de signer un papier où ils acceptent de travailler bénévolement dans les champs pendant trois mois et d’être battus si leur quota n’est pas suffisant. La Commission Européenne a des accords avec l’Ouzbékistan pour l’achat de coton. L’Inde est aussi un pays hyper important pour le textile, en particulier en ce qui concerne la teinture. Dans le Tamil Nadu il n’y a quasiment pas de règlementation environnementale, du coup toutes les usines s’installent là. On y voit une jeune fille qui va travailler à l’usine pour payer sa dote. Elle est obligée d’y rester pendant trois ans. Elle n’a pas le droit d’en sortir et dort sur place. L’Indonésie n’est pas un grand exportateur mais elle est la plus grande puissance économique de l’Asie du Sud-Est. On y voit cette femme qui lutte pour ses droits. Et enfin, je voulais filmer la Belgique avec le magasin de ma mère pour conclure. Ainsi, on a une sorte d’évolution positive au fur et à mesure du film.

D’ailleurs, à travers le film, ce sont essentiellement des femmes qui parlent. Pourquoi ?

Dans l’industrie du textile, les femmes représentent 80% des travailleurs. Ça me semblait juste de ne représenter que des femmes. Parmi les sujets qui m’intéressent, il y a notamment le genre. Les femmes représentent la moitié des êtres humains sur la planète et elles sont encore très vulnérables.

Plusieurs thématiques sont abordées à travers le film (environnement, droits des femmes, surconsommation, santé, conditions de travail), est-ce que j’en oublie ? Est-ce que ce sont des thématiques qui se sont imposées ? Ou est-ce certaines sont arrivées au fur et à mesure ?

Je les avais écrites dès le départ. Je voulais toutes les aborder et le textile permet justement de revenir sur chacune d’entre elles. Au final, on parle de textile mais on aurait très bien pu parler de patate.

Est-ce qu’il y a des choses que nous en tant que consommateur/trice on peut faire pour changer cela ?

Ne plus acheter en première main, du moins réduire ce genre d’achat. Personnellement, je participe à des vides-dressings ou achète en seconde main. Il y a aussi deux petites marques éthiques que j’aime bien. Mais là aussi, je remarque que c’est difficile de savoir exactement d’où ça provient.

As-tu un souvenir à nous raconter que tu gardes de la réalisation de ce film ?

Avec Yann, on voulait aller filmer la mer d’Aral, qui a presque disparu. En arrivant au premier village avant la mer, on voit tous les bateaux abandonnés dans le désert. Huit heures de route en Jeep pour arriver là où il y avait encore de l’eau. Au retour, on s’est embourbés dans l’eau des marécages. On avait trois litres d’eau, pas de réserve de nourriture, pas de réseau et il faisait cinquante degrés. Les heures passaient les unes après les autres, je commençais à avoir des hallucinations et je me suis vraiment dit que j’allais mourir là au milieu de ce désert avec tous ces petits poissons fossilisés. Heureusement, vers deux heures du matin, des Russes qui passaient par là sont venus nous remorquer.

Que penses-tu de la place du documentaire en Belgique ? Qu’est-ce qu’il faudrait améliorer ?

Il n’y a clairement pas assez de budget et de soutien au niveau du documentaire. Pourtant, il y a plein de bons documentaristes en Belgique qui attendent de pouvoir produire.

Propos recueillis par Nathalie De Man

Remerciements à Stéfanne Prijot