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ANA, MON AMOUR

Calin Peter Netzer

Mircea Postelnicu, Diana Cavallioti, Carmen Tanase, Vasile Muraru, Tania Popa,
Igor Caras Romanov, Adrian Titieni

125 min.
4 octobre 2017
ANA, MON AMOUR

Quatre ans après Child’s Pose (« Mère et Fils ») qui avait obtenu l’Ours d’Or du Festival de Berlin, le réalisateur roumain, Calin Peter Netzer, nous revient avec une histoire d’amour complexe où la dépendance et la toxicité de celle-ci sont au cœur du sujet. Inspirée du roman de Cezar Paul Badescu, « Luminita, mon amour », livre dans lequel son auteur s’attache à établir une radioscopie sociale de la dépression (ses facteurs exogènes et son traitement dans la société contemporaine), l’histoire se déroule sur dix ans en suivant une narration éclatée qui fait fi de toute chronologie.

Utilisant la démarche psychanalytique1 comme prétexte pour construire son récit, Calin Peter Netzer ne se limite toutefois pas à explorer l’addiction affective qui se joue de manière réciproque au sein du couple que forme Ana et Toma. Certes, il ne fait pas l’économie de l’analyse systémique des familles dont sont issus les deux amoureux ni des traumatismes psychologiques qui les ont affectés et ont participé à l’émergence de la dépression d’Ana ainsi qu’à l’éclatement de leur couple. Cependant, il va beaucoup plus loin dans sa radiographie contextuelle de la maladie et du malaise amoureux.

A cet égard, la première scène est particulièrement éloquente : on y voit Anna et Toma, jeunes étudiants, sensibles et exaltés, évoquant la récupération fallacieuse par le nazisme du concept du surhomme de Nietzsche (à comprendre en tant que dépassement de soi) ainsi que le nécessaire renversement des valeurs pour atteindre une certaine forme de liberté. Le propos est exprimé simplement, sur un ton badin, quasi anecdotique, mais il est pourtant bel et bien la pointe de l’iceberg à laquelle s’attaque l’ensemble du film. Car, si l’on peut tenter d’éclairer les crises de panique qui submergent Ana ainsi que le naufrage de leur couple par des facteurs endogènes et psychologiques, ceux-ci ne suffisent pas à comprendre ni expliquer leur mal-être.

« Ana, Mon Amour » passe ainsi au crible tous les ensembles constitutifs d’une longue crise qui n’est d’ailleurs pas seulement existentielle, individuelle ou amoureuse, et démonte, décortique tout ce qui fonde et simultanément déconstruit un être humain en tant qu’individu : ses modèles familiaux, ses idoles religieuses, ses fantasmes érotiques, ses idéaux ou croyances politiques, ses référents sociaux ou économiques, et ses racines historiques. Tel un démineur, Calin Peter Netzer fait ainsi voler en éclats toute la nocivité des concepts (souvent hypocrites) qui conditionnent nos comportements et emprisonnent notre manière de penser et d’agir.

A priori, l’on pourrait s’imaginer que le propos d’ « Ana, Mon Amour », ancré dans la Roumanie contemporaine, n’est le fait que d’un épiphénomène ne concernant que la société roumaine mais ce constat ne serait que très partiellement juste. Car, si l’on tâche de lui donner une résonance universelle, force est de constater (chiffres à l’appui2) que le mal-être que le film met à nu, prend aujourd’hui la forme d’une pandémie quasi planétaire.
Et s’il y a encore quelques années, celui-ci pouvait être compris à travers le prisme d’une crise de la culture (au sens large), il semblerait qu’il faille aujourd’hui l’étendre à un cadre civilisationnel au sein duquel les soubresauts, les séismes de l’Histoire ainsi que ses dénis, jusqu’ici sous-estimés, peu explorés, voire refoulés dans l’inconscient collectif, sont loin d’être des détonateurs anodins.

Film total tant sur le fond que sur la forme, « Ana, Mon Amour » s’est vu attribuer à juste titre lors de la Berlinale l’Ours d’Argent de la meilleure contribution artistique pour son montage, et il est assez regrettable qu’il ait été totalement boudé par le Jury du FIFF qui lui a préféré des amours chiennes.

Christie Huysmans

1 On notera que les deux interprètes principaux ont suivi une psychanalyse pour endosser leur rôle.

2 Selon les derniers chiffres de l’OMS, plus de 300 millions de personnes dans le monde souffrent de dépression, soit une augmentation de plus de 18% de 2005 à 2015.