Berlinale 2018
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UTØYA 22. JULI

Erik Poppe

Andrea Berntzen, Elli Rhiannon Müller Osbourne, Jenny Svennevig, Aleksander Holmen, Ingeborg Enes, Sorosh Sadat, Brede Fristad, Ada Eide

90 min.
4 décembre 2018
UTØYA 22. JULI

22 juillet 2011. Utøya, petite île située à une trentaine de kilomètres d’Oslo. Plus de deux cents jeunes participent à un rassemblement organisé par la ligue des jeunes travaillistes (AUF) du parti travailliste (AP) alors au pouvoir. À 15h27, la capitale norvégienne est la cible d’un attentat à la bombe dans le quartier gouvernemental, lequel tuera huit personnes et en blessera quinze autres. Deux heures plus tard, un tireur armé, déguisé en policier, ouvre le feu sur les campeurs. Le massacre durera septante-deux minutes et ôtera la vie à soixante-neuf innocents. Trente-trois autres jeunes seront blessés par balle. Le cataclysme psychologique qu’il engendrera sur les victimes ainsi que sur les survivants, leur famille et leurs proches dépasse toute arithmétique.

Filmé en un seul plan séquence de nonante minutes, le film choc d’Erik Poppe, présenté en compétition à la 68ème Berlinale, retrace, avec un réalisme glaçant, l’inimaginable calvaire enduré par une jeunesse insouciante et promise à un bel avenir. Le rythme est dramatiquement haletant, la tension tragique continuellement prégnante. Néanmoins, le film s’abstient de toute violence spectacle et s’attache avant tout à nous faire partager, avec une puissante empathie et un travail remarquable sur le son, l’indescriptible terreur ressentie par ces adolescents, littéralement traqués comme du gibier.

Si la démarche effectuée par Erik Poppe est susceptible d’être a priori méjugée par certains, soulignons-en d’emblée non seulement la profonde sincérité, l’authentique motivation mais aussi l’éthique avec laquelle le film a été écrit et réalisé. Car, conscient de la controverse et de la déstabilisation qu’aurait pu susciter son film, Erik Poppe prit le soin de ne rien porter à l’écran qui puisse heurter les victimes ou leurs proches. Écrit en étroite collaboration avec de nombreux survivants, le scénario s’inspire de leurs témoignages mais est entièrement fictif, de manière à ce qu’aucune victime ne puisse être directement identifiée avec les protagonistes. La jeune Keja (Andrea Berntzen), qui porte littéralement le film sur ses épaules et que la caméra suit pas à pas, est donc un personnage totalement inventé. Le casting fit lui aussi l’objet d’une attention particulière et nécessita de longues recherches : « Nous tenions à ce que l’héroïne ne soit pas une actrice confirmée, car quelqu’un d’expérience aurait été tout à fait incapable d’exprimer avec autant de véracité les émotions de Keja. », précise le cinéaste. « Nous étions pleinement conscients qu’en raison des conditions particulières du tournage, de la tension qu’il allait générer et des traumatismes qu’il aurait éventuellement pu engendrer, nous envoyions littéralement ces jeunes en enfer », a-t-il admis. « Nous nous sommes donc efforcés de prendre toutes les précautions indispensables avec les acteurs sur le plan psychologique ». En conséquence le casting, la préparation et le tournage, qui n’eut d’ailleurs pas lieu sur l’île d’Utøya par égard pour les victimes et qui fit l’objet de cinq prises sur cinq jours, furent donc soutenu par une solide équipe de psychologues.

Mérite aussi d’être honoré le parti pris du réalisateur de ne jamais mentionner le nom du terroriste et de réduire au minimalisme sa présence visuelle. Cette marque de respect à l’égard des victimes démontre non seulement la cohérence d’un réalisateur fidèle à ses intentions et à l’espoir que son film porte, mais elle vaut aussi vraiment la peine d’être relevée dans un monde médiatique qui n’a de cesse de citer à qui mieux mieux le nom de ces tueurs de masse et de nous matraquer tout à fait inutilement de leurs photos prises sous tous les angles, participant ainsi à une scandaleuse héroïsation [1] de leur personne et de leurs actes.

« L’horreur vécue par ces jeunes dépasse les mots », souligne Erik Poppe dans sa note d’intention. « À travers ce film, je tiens à leur rendre hommage. Je fonde l’espoir qu’il nous aidera à comprendre ce qu’ils ont pu traverser et à faire preuve d’un peu plus de compassion à l’égard de tous ceux dont le destin a été fatalement emporté dans le chaos lorsque frappa le mal. »

Et c’est d’ailleurs un cinéaste toujours profondément bouleversé par cet évènement tragique, s’exprimant avec un trémolo dans la voix trahissant toute son émotion, qu’il nous été donné d’entendre lors de la conférence de presse organisée à la Berlinale.

Utøya 22. Juli, un film coup de poing dont on ne sort pas indemne, dédié à la mémoire de jeunes êtres que l’on ne peut oublier mais qui, inévitablement, honore aussi le souvenir de milliers d’autres personnes.

Christie Huysmans

[1Lire à ce sujet « Ivres paradis, bonheurs héroïques » de Boris Cyrulnik