Chronique dramatique
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L’IMMEUBLE YACOUBIAN

Marwan Hamed (Egypte 2005 - distributeur : Cinéart)

Adel Imam, Youssra, Nour el-Sherif, Khaled el-Swany

172 min.
20 décembre 2006
L'IMMEUBLE YACOUBIAN

Alaa El-Aswany est un homme intéressant. Dentiste de profession, il est aussi écrivain. C’est à lui que l’on doit ces Caire Stories (*) dont le jeune cinéaste Marwan Hamed s’est emparées avec bonheur.

Chronique douce amère de cette vieille ville, chère au coeur du merveilleux Naguib Mahfouz, "L’immeuble Yacoubian » est un chassé croisé à la fluidité maîtrisée entre plusieurs destins qui offrent la remarquable particularité de chacun d’ouvrir une perspective sur l’évolution de l’Egypte contemporaine, déchirée entre traditions et changements.

Au « Yacoubian » se côtoient, jusque et y compris sur les toits, plusieurs classes sociales. Zaki vit dans la nostalgie d’un passé de vieux dandy, Hata, fils du concierge, devient après un ultime échec à l’examen d’entrée dans la police, un intégriste activiste. Azzam, cordonnier enrichi, rêve d’une carrière politique et la belle Bothayna tente, en jeune femme de son temps, de travailler pour faire survivre sa famille.

Si la réalisation du « Yacoubian » est d’une facture classique, aux couleurs parfois sombres et ringardes, au jeu d’acteurs quasi tous impeccables – avec une mention +++ à Khaled el-Swany et à Adel Imam, son propos est étonnamment contemporain voire audacieux. L’Egypte est montrée dans toute l’ambigüité de son évolution, oscillant entre tentation libre penseuse et attrait pour l’extrémisme religieux, entre l’opulence (même si elle part en guenilles) des anciens pachas et l’apparition d’une classe de nouveaux pauvres.

« Yacoubian » n’est pas qu’une fresque souvent émouvante et truculente, il est aussi un récit polémiste et osé. Des parlementaires, d’ailleurs, n’ont pas hésité (Allah soit loué, ce fut en vain) à en demander l’interdiction au motif qu’il mettait en scène trop d’ « anormalité » , celle-ci se référant notamment au tabou de l’homosexualité levé par le cinéaste avec un réalisme visuel qui frise l’hérésie dans un pays musulman.

Film choral, il évoque par la diversité de ses personnages le foisonnant livre de George Pérec « La vie mode d’emploi », mais il est aussi et surtout un film qui dénonce les sept nouvelles plaies de l’Egypte moderne : la corruption, le fondamentalisme, la prostitution, la drogue, le népotisme, l’adultère et la pauvreté.

Plus lucide et moins lyrique que le « Cairo as seen by Chahine » de 1991, il porte en lui cette pépite d’universel auquel ne manque pas grand-chose pour atteindre la tonalité grave, intemporelle et déchirante qui fait, de nos jours encore, du « Salon de musique » de Satyajit Ray, le paradigme de la réflexion cinématographique sur l’évanouissement d’un monde ancien poussé par les coups de butoir inexorables d’une modernité en devenir. (m.c.a)

(*) éditées chez « Actes Sud » dans une traduction de Gilles Gauthier