Toni Servillo, Valerio Mastandrea, Valeria Bruni Tedeschi, Michela Cescon
Jubilatoire, spirituelle et humaine, ainsi peuvent être résumées en trois mots les qualités essentielles du dernier film de Roberto Andò, Viva la libertà ! (lire à ce sujet notre interview du 23/02/2014). Adapté de l’un de ses romans Il trono vuoto (Le trône vide), ce film intelligent et drôle manie avec élégance plusieurs registres : satire politique, fable philosophique et comédie humaine. Jouant de bout en bout sur le « double-je », Toni Servillo incarne de manière magistrale un double rôle taillé à la mesure d’un talent époustouflant.
Enrico Oliveri, l’homme fort de la gauche italienne, est en perte de vitesse. Les sondages le donnent perdant aux prochaines élections ; il est désabusé par les jeux de pouvoir qui se trament au sein de son parti, tout autant qu’il est fatigué de tenir un discours vide de sens à des partisans tantôt inertes, tantôt révoltés. Gagné par la dépression et l’impuissance, naufragé de la parole, Enrico Oliveri décide alors de fuguer en laissant une note laconique à l’attention de ses proches. Il se réfugie à Paris auprès de l’une de ses anciennes amies de cœur, observant de loin comment les éléphants du parti réagiront à sa politique de la chaise vide. Paniqué par sa disparition, le secrétaire du parti, Andrea Bottini (Valerio Mastandrea) cherche désespérément une solution. Aidé d’Anna (Michela Cescon), l’épouse d’Enrico, il trouve la parade au vide politique en faisant appel à Giovanni Ernani, jumeau et copie conforme de l’homme politique, philosophe de génie souffrant de troubles bipolaires et fraîchement sorti de l’hôpital psychiatrique. Mettant le feu à la langue de bois, Giovanni endossera à merveille le rôle de son frère, et se prêtera, non sans déplaisir, au jeu de la comédie politique. Il dévêtira de ses atours mensongers le discours de la politique fiction en renouant avec un peuple en demande d’idéal et d’espoir.
Viva la libertà ! est certes une satire politique mais la folie douce qui la berce ne se prend jamais au sérieux. En faisant circuler une certaine « énergie philosophique », Viva la libertà ! a la sagesse de ne pas tomber dans le travers grotesque et schizophrénique de la politique spectacle à laquelle se soumettent trop souvent les acteurs de la politique actuelle en se perdant dans le jeu médiatique. L’humour de la fiction surpasse ici avec subtilité et finesse les bourdes grossières auxquels se livrent les politiciens d’aujourd’hui, en faisant œuvre d’excellence dans le domaine du burlesque. Les partisans et électeurs ne sont d’ailleurs pas non plus exclus de cette fable politique : le vide du discours politique, la dépression de Enrico Ernani sont à l’image d’un peuple lassé, vidé d’idéal, fatigué par une peur enracinée dans l’Histoire, angoissé par l’horizon d’un avenir sans espoir. Et c’est là où entre en scène le jeu pervers de la démocratie lorsqu’elle élit à sa tête des hommes qui brillent par leur incompétence. De l’aveu de Roberto Andò, la politique a, à son sens, sacrifié sur l’autel de la médiocrité les notions d’Idéal et de Passion. En se livrant à un simulacre politicien constitué de rituels dénués de tout sens, en abandonnant le terrain culturel et en faisant fi de toute vision philosophique, la politique a perdu son âme, celle de la cité, et a fait perdre la foi à ceux qui la constituent. Néanmoins, si la face tragique de la réalité est bien présente à l’esprit d’Andò, le réalisateur ne s’est pas moins imposé la volonté d’envisager, dans son film, une embellie en redonnant à la société italienne la force de l’espérance et en la dépouillant de son image déprimée, immobile et aphone. Citant Bertolt Brecht, à travers le discours galvanisant d’Ernani, Andò ne manque ainsi pas d’interpeller ses concitoyens en les invitant à ne pas attendre une autre réponse que la leur, face à toutes les interrogations qui les tétanisent. Faisant écho à la rime philosophique qui veut qu’il n’existe pas de liberté sans responsabilité, Viva la libertà ! ouvre la voie à l’exploration de l’inconnu qui, de l’avis de Roberto Andò, se situe peut-être plus au niveau des Italiens eux-mêmes.
Cependant, si le domaine politique est propice à la satire, il l’est tout autant à la réflexion dualiste et universelle qu’inspire l’humanité dans les paradoxes qui tantôt la paralysent, tantôt l’amènent à sortir d’elle-même. Et c’est peut-être là où se situe le ressort émotionnel qui a tant séduit en Italie à la sortie de Viva la libertà !. « Je est un autre » écrivait Rimbaud à Georges Izambard en mai 1871, et la question du double, de « l’autre », de l’étrange inconnu qui sommeille en chaque être et échappe à la perception totale, a fait l’objet de nombreuses réflexions philosophiques et psychologiques. Saint-Augustin, Hegel, Husserl, Nietzsche, Sartre, de Beauvoir, Camus, Levinas et Lacan (pour ne citer qu’eux)… se sont largement inspirés de cette énigme ontologique pour étoffer leur pensée et s’orienter dans le labyrinthe de l’existence. Le sujet n’est donc pas neuf mais le terreau politique est, selon Roberto Andò, le prétexte idéal pour raconter l’histoire d’un homme dont la vie, par son exposition publique, échappe à son contrôle.
« Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait. » Voilà un propos qui sied à l’animal politique qu’est Enrico Ernani dans la mesure où le visage de l’homme public ainsi que l’image qu’il véhicule de lui-même à travers son parti, ont totalement cannibalisé sa personnalité profonde et réduit à néant sa vie privée. Et c’est dans la fuite que l’homme libéré de ses « fonctions » [1] pourra se reconstituer et se reconstruire : délivré de l’organisme politique, il reconquiert sa liberté de penser et d’agir ; soulagé par le discours de son jumeau fantasque, il recouvre le sens et la liberté de la parole. L’homme politique est momentanément mort, il rassemble les pièces éparses qui constituent le script de sa vie, il se souvient de ce qu’il fut jadis et renoue avec un passé inachevé. « Lier la Politique et la Vie semble toujours impossible » nous confiait Roberto Andò, et citant le philosophe Massimo Cacciari, il ajoutait, que « l’homme politique était condamné à demeurer une fiction. » Néanmoins, la fiction qu’offre Viva la libertà ! ne se laisse pas aller au pessimisme car elle nous prouve qu’il est souvent nécessaire de mourir aux autres et à une partie de soi-même pour mieux renaître. Une sentence que chacun pourra se réapproprier dans toute crise existentielle car « le sentier de notre propre ciel traverse toujours la volupté de notre propre enfer. [2] »
(Christie Huysmans)
[1] Je remarque chez beaucoup d’êtres une extrême propension à vouloir être fonction ; ils ont le flair le plus subtil pour les positions où c’est précisément eux qui peuvent être fonction et ils s’empressent de les occuper. (…) De pareils êtres se conservent le mieux lorsqu’ils s’implantent dans un organisme étranger ; si cela ne leur réussit pas ils s’irritent, s’aigrissent et finissent par se dévorer eux-mêmes. » Nietzsche Le Gai Savoir, aphorisme 119, p. 223, ed. Livre de Poche. (…) « À notre époque de transition où tant de contraintes ont disparu, la lutte pour l’existence continue d’imposer à presque tous les européens de jouer un rôle déterminé, que l’on appelle leur carrière ; quelques-uns gardent la liberté, une liberté apparente, de choisir eux-mêmes ce rôle, mais la plupart du temps c’est le rôle qui les choisit. Le résultat est assez singulier : presque tous les européens se confondent avec leur rôle lorsqu’ils avancent en âge, ils sont eux-mêmes les victimes de la « comédie » qu’ils jouent, ils ont oublié le hasard, le caprice, la fantaisie, qui a disposé d’eux lorsqu’ils se décidèrent pour une « carrière » - ils auraient peut-être pu jouer d’autres rôles, pour lesquels il est trop tard maintenant. » Ibid, in aphorisme 356, p. 370.
[2] Ibid, in aphorisme 338 p. 335.