70EME BERLINALE

une sélection auteuriste… mais rééquilibrée par un Jury qui n’a pas snobé le public

Du 20 février au 1er mars dernier, se tenait la 70ème Berlinale. Une édition anniversaire marquée par un changement de direction à la tête du Festival puisqu’après 19 ans de règne, l’extravagant Dieter Kosslick, quatrième Directeur de la Berlinale depuis sa création, a enfin cédé les rênes à Mariette Rissenbeek et Carlo Chatrian. Un nouveau duo masculin-féminin (50/50 oblige !) duquel on pouvait attendre un virage prometteur mais qui, malheureusement, n’est guère parvenu à combler nos attentes. Avec quelque indulgence, mettons que cette année soit donc à considérer comme une année de transition faite de tâtonnements voire d’expérimentations, ou que dans d’autres termes, les molécules se cherchent encore mais que la fusion n’a pas totalement opéré.

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S’agissant de la sélection des films concourant dans la Compétition Officielle, celle-ci était marquée par le sceau d’un auteurisme outrancier et autocentré même si, concédons-le, celui-ci n’est pas parvenu à surpasser l’arrogante prétention et la vacuité que le Jury de l’année dernière avait décidé de porter aux nues. Autre élément marquant de cette 70ème édition parmi tous les films qu’il nous ait été donné de découvrir : une approche scénaristique minimaliste, voire même dans certains cas, inexistante. A titre d’exemple, citons le film taïwanais « Days » de Tsai Ming-Liang qui enchaîne d’interminables plans fixes dénués de tout dialogue ou encore le délire métaphysico-masturbatoire d’un Abel Ferrara qui avec « Siberia » semble n’avoir été mu que par la seule idée de s’offrir un bon petit trip cinématographique avec sa petite famille et son ami et acteur fétiche Willem Dafoe.

Fort heureusement, le Jury présidé par Jeremy Irons, n’a pas totalement prêté le flanc au snobisme cinématographique ambiant et a même eu l’audace de récompenser une comédie (l’immanquable « Effacer l’historique » de Benoît Delépine et Gustave Kervern), fait extrêmement rare dans les Festivals de renommée internationale où, majoritairement, il n’est guère de bon ton d’honorer ceux qui sont capables de faire rire intelligemment, exercice ô combien plus périlleux que de faire pleurer dans les chaumières. Autre élément globalement satisfaisant quant aux choix opérés par le Jury : celui-ci est relativement parvenu, à deux ou trois exceptions près, à récompenser des films répondant aux exigences d’un cinéma d’auteur doté d’un solide contenu et d’un réel savoir-faire mais demeurant accessible aux cinéphiles non avertis.

Enfin, remarquons, même s’il nous a fallu un certain recul pour l’identifier, qu’un fil rouge thématique semble avoir relié de nombreux films, et ce, de manière très protéiforme : celui de la sauvegarde de nos libertés individuelles (dont celle des choix que l’on pose et de leurs inévitables conséquences sur soi et sur autrui), couplé à la capacité humaine de résister à toute forme d’autoritarisme ou de domination. Deux sujets qui atteignent leur paroxysme dans le film Iranien « There Is No Evil » de Mohammad Rasoulof, très justement couronné de l’Ours d’Or mais que l’on peut également retrouver dans d’autres films, tels : la comédie « Effacer l’Historique » de Benoît Delépine et Gustave Kervern qui livre une attaque en règle contre le totalitarisme des GAFA ; le documentaire « Irradiés » de Rithy Pahn, lequel plaide pour une résistance artistique et poétique inversement proportionnelle à la monstruosité humaine ; le très controversé « Dau Natasha » d’Ilya Khrzhanovsky et Jekaterina Oertel qui nous immerge dans la perversité du système totalitaire soviétique ; « Never Rarely Sometimes Always » d’Eliza Hittman qui défend le droit à l’avortement face à une Amérique à dominante puritaine ; ou encore, l’adaptation libre et moderne « Berlin Alexanderplatz » de Burhan Qurbani qui, à maintes reprises, confronte son héros aux frontières floues du bien et du mal. A cette liste, l’on pourrait même y ajouter le très décevant « Police » d’Anne Fontaine qui place ses trois héros face à un dilemme, celui d’obéir aux ordres ou de suivre leur inclination éthique, ou encore « Persian Letters » de Vadim Perelman qui, au cours d’une scène clé, amène l’un de ses héros à justifier son engagement dans les SS.

Ecoutez aussi l’émission radio à laquelle nous avons participé sur le sujet et qui a été enregistrée avant l’annonce de l’incarcération de Mohammad Rasoulof : https://rcf.fr/culture/cinema/les-4-sans-coups-la-70e-berlinale

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Regards critiques sur le Palmarès de la Compétition Officielle

Ours d’Or : « There Is No Evil » de Mohammad Rasoulof (Iran)

S’il était bien un film en compétition, exception faite de l’excellent « Berlin Alexanderplatz » de Burhan Qurbani, qui correspondait parfaitement à l’ADN de la Berlinale, c’est sans conteste le film du réalisateur iranien, qui, depuis son sacre en 2017 à Cannes avec « Un homme intègre », est interdit de travailler et de quitter le territoire.

Cette récompense a d’ailleurs été suivie de représailles quasi immédiates par le régime iranien puisque Mohammad Rasoulof a été convoqué par le Bureau du Procureur spécial pour les délits liés aux médias et à la culture afin de purger la peine d’un an de prison à laquelle il avait été condamné en 2019 « pour actes de propagande contre le gouvernement », une sentence, qui jusqu’alors, avait été laissée en suspens.

C’est là toute l’ironie tragique, voire même la mise en abyme inversée de la réalité que Mohammad Rasoulof a pris le risque et la liberté de dénoncer dans son film !

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Décliné en quatre histoires différentes mais interconnecté par un fil narratif extrêmement ténu, « There is no Evil » aborde trois thèmes centraux interdépendants : la peine de mort (sujet tabou en Iran), les limites de la liberté individuelle dans un régime tyrannique et la capacité humaine à résister ou non à l’oppression.

S’il est vrai que pour être justement appréhendé et correctement compris (le cinéaste ayant pris quelque liberté artistique en regard de la réalité actuelle des faits), le film ne peut être sorti du contexte politique dans lequel il a vu le jour, ceci ne doit guère nous faire oublier que les questions qu’il y pose sont de portée universelle et ne se limitent pas aux frontières d’un régime dictatorial.

C’est d’ailleurs sur un ton passionné que le Président du Jury, l’acteur britannique Jeremy Irons, a salué la façon dont le film montrait « la toile d’araignée qu’un régime autoritaire tisse parmi les gens ordinaires en les amenant vers l’inhumanité » tout en soulignant avec ardeur que « les leçons du film sur la responsabilité individuelle vont bien au-delà de l’Iran ». L’on notera d’ailleurs que la métaphore ici utilisée n’a probablement rien d’anodin, le terme « web » en anglais (« toile d’araignée ») pouvant lui aussi désigner Internet.

Soulignons dans cette perspective, que si les occidentaux que nous sommes ont souvent tendance à se positionner comme des donneurs de leçon en matière de droits humains et du respect des libertés individuelles à l’égard de pays dont le totalitarisme s’affiche clairement, ceux-ci feraient aussi bien de s’alarmer des totalitarismes qui progressent de jour en jour au sein de nos états dits démocratiques, mais qui, eux, avancent masqués, ce qui les rend probablement encore plus pernicieux, et plus dangereux à terme.

(Lire notre critique détaillée sur ce site)

Grand Prix du Jury : « Never Rarely Sometimes Always » d’Eliza Hittman (États-Unis)

Si, comme nous l’avons mis en exergue plus haut, la résistance à toute forme de tyrannie fut au cœur de cette Berlinale 2020, il semblerait toutefois que la dictature du politiquement correct et de la bien-pensance dominante fassent toujours figures d’exception comme en témoigne à la perfection l’octroi de cette prestigieuse récompense à un film dont les qualités cinématographiques équivalent à celles d’un mauvais téléfilm. Certes, il ne fait guère le moindre doute que son sujet (le droit à l’avortement face à un puritanisme grandissant) mérite d’être ardemment défendu mais faut-il pour autant honorer un film sous le seul prétexte que son contenu et surtout la manière manichéenne de le traiter réponde à un courant de pensée devenu dominant par son hypermédiatisation ?

Un scénario cousu de fil blanc, une approche clinique des faits totalement dénuée d’émotion, une mise en scène télévisuelle, une héroïne quasi mutique affichant un visage impavide de bout en bout et qui ne parvient pas à susciter la moindre once d’empathie, une réalisatrice qui assume pleinement sa misandrie en ayant délibérément fait de tous ses héros masculins des salauds… Autant de défauts rédhibitoires qui, à notre sens, concourent à la médiocrité d’un film qui n’avait pas sa place en compétition, et desservent totalement le sujet qu’il entend défendre. Eliza Hittman n’arrive assurément pas à la cheville de Juan Solanas qui, avec son interpellant documentaire, « Que Sea Ley » bouleverse le spectateur bien plus intelligemment en s’appuyant sur un féminisme non binaire et porteur d’une véritable équité.

(Lire aussi l’avis contradictoire et la critique détaillée de Katia Peignois)

Ours d’Argent de la 70ème Berlinale : « Effacer l’historique » de Benoît Delépine et Gustave Kervern (France)

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Comédie sociale truculente et jubilatoire, truffée de scènes absolument désopilantes, la pépite satirique réalisée par le duo Delépine-Kervern a tout pour caracoler en haut du box-office français lorsqu’il sortira en salles. Cependant, si le film fait rire aux larmes, son contenu est loin d’être anodin puisqu’il s’attaque avec l’arme tranchante de l’humour à l’intrusion d’Internet dans nos vies, à la toute-puissance des géants du web, au contrôle et à la manipulation de nos données, et ce, sans se priver d’écorcher au passage l’automatisation et la déshumanisation grandissantes des services publics.

(Lire notre critique détaillée sur ce site)

Ours d’Argent du meilleur réalisateur : Hong Sang-soo pour The Woman Who Ran (Corée du Sud)

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Le réalisateur sud-coréen est un très grand habitué de la Berlinale, et son actrice fétiche, compagne et muse Kim Min-Hee était d’ailleurs repartie de la Berlinale 2017 avec l’Ours d’Argent de la meilleure actrice. Un prix qu’à l’époque nous avions estimé stupéfiant pour une performance assez transparente dans « On the Beach at Night Alone ».

Affirmer qu’il s’agit là d’un prix totalement immérité serait sans doute excessif. Mais son exact contraire n’est pas pour autant de mise, car si Hong Sang-soo nous offre une épure cinématographique rafraîchissante et un film qui se laisse plaisamment regarder, sa mise en scène ne nous semble guère particulièrement éblouissante ni novatrice.

Certes, il se dégage un charme certain de ce film qui observe avec poésie cette « femme qui a fui » et se rend chez trois amies avec lesquelles elle discutera sur un ton badin des relations amoureuses homme-femme. L’on peut aussi reconnaître la très belle façon dont le cinéaste met en valeur ses personnages féminins ainsi que la subtilité avec laquelle il octroie une fantomatique présence aux hommes. Car si les héroïnes du film évoquent abondamment les hommes qui partagent ou ont partagé leur vie, les rares personnages masculins présents à l’écran sont filmés exclusivement de dos.

Enfin, concédons aussi au réalisateur sud-coréen l’étonnante efficacité de sa démarche artistique, qui ne s’appuie jamais sur un scénario préétabli mais développe la trame de ses films en se fiant à son feeling au fil du tournage. « Je pars toujours d’un lieu dans lequel j’aimerais filmer et/ou des acteurs avec lesquels je souhaite travailler, explique-t-il, puis une semaine avant de tourner, j’écris quelques scènes. Une fois ces scènes jouées, j’observe ce qui s’en dégage, et de là émerge la structure interne du film qui pendra progressivement forme. » Ceci a pour conséquence que les comédiens découvrent les scènes le matin même du tournage et ignorent l’issue du scénario.

Ours d’Argent de la meilleure actrice : Paula Beer dans « Undine » de Christian Petzold (Allemagne)

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La merveilleuse actrice Paula Beer ne démérite assurément pas dans le conte moderne de Christian Petzold, qui transpose dans un cadre contemporain la figure mythologique d’Ondine, nymphe aquatique qui se métamorphose en femme lorsqu’elle tombe amoureuse mais qui est condamnée à mourir dès lors que l’homme dont elle s’est éprise lui est infidèle. Lors de la remise des prix, l’actrice a tenu à partager sa récompense avec son partenaire, l’excellent Franz Rogowski avec lequel elle avait déjà joué dans « Transit », film lui aussi réalisé par Petzold. Même si a priori, l’on pourrait émettre quelques réserves sur le film (qui a enchanté la critique et le public allemand), force est néanmoins d’admettre que le couple fonctionne à merveille et qu’il s’en dégage une alchimie incontestable.

Ours d’Argent du meilleur acteur : Elio Germano dans « Hidden Away » de Giorgio Diritti (Italie)

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Un prix incontestable pour Elio Germano qui livre une performance absolument remarquable en incarnant avec une puissante conviction le peintre naïf Antonio Laccabue, dit Antonio Ligabue.

(Lire notre critique détaillée sur ce site)

Ours d’Argent du meilleur scénario : Les frères D’Innocenzo pour « Bad Tales » (Italie)

S’il est vrai, comme les frères D’Innocenzo l’affirment la main sur le cœur, que « Bad Tales » a nécessité un travail acharné de dix années, une décennie de plus aurait sans doute été indispensable pour nous convaincre de l’intérêt de ce « mauvais conte » qui, à notre sens, demeure inabouti. Bâti sur la désillusion, la frustration et le ressentiment, « Bad Tales » nous offre le portrait cynique de familles vivant dans la banlieue de Rome, et qui, chacune à leur manière, inoculent le virus mortifère de la désespérance à leurs enfants. Que retenir de cette noirceur, somme toute gratuite, qui trouve une expression aussi grotesque que caricaturale à travers des personnages paternels aussi dérangés que destructeurs ? Rien de pérenne, à notre humble avis.

Ours d’Argent de la meilleure contribution artistique : Jürgen Jürges, Chef opérateur de « Dau. Natasha » de d’Ilya Khrzhanovsky et Jekaterina Oertel (Russie)

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Jürgen Jürges fait figure de monument dans la direction de la photographie. Il a, entre autres, collaboré avec Rainer Werner Fassbinder, Wim Wenders et Michael Haneke.

« Les contraintes qu’Ilya Khrzhanovsky m’avaient imposées étaient telles qu’à un moment, j’ai voulu abandonner ce projet, confesse le chef opérateur. J’ai d’ailleurs contacté d’innombrables collègues à travers le monde pour reprendre le flambeau mais tous ont décliné. » Eu égard à sa démarche hyperréaliste, le réalisateur russe avait en effet catégoriquement refusé que la moindre lumière artificielle ne vienne polluer les décors intérieurs (extrêmement sombres), ce qui, techniquement, rendait tout travail de qualité impossible. « Après avoir mûrement réfléchi, j’ai finalement trouvé une solution à laquelle Ilya Khrzhanovsky a concédé en camouflant dans des éléments du décor de mini halogènes totalement invisibles à l’écran », explique Jürgen Jürges.

« Dau. Natasha » est un film extrêmement particulier, qui, il importe de le souligner, ne peut être apprécié à sa juste valeur sans avoir pris au préalable connaissance du pharaonique et très controversé projet Dau ébauché en 2004 par Ilya Khrzhanovsky, et qui fit l’objet d’une exposition à Paris en 2019. Film immersif à l’atmosphère suffocante, doté d’un hyperréalisme donnant lieu à des scènes très crues, bâti sur de très (trop) longs dialogues, « Dau. Natasha » a divisé le Jury tout autant que la critique et le public. Cela étant dit, même si cet objet cinématographique peut en laisser circonspects plus d’un, il convient de mettre en exergue l’impressionnante prestation de son interprète principale, Natalia Berezhnaya, actrice non professionnelle, qui joue ici une partition extrêmement audacieuse à laquelle peu de comédiennes professionnelles auraient sans doute accepté de se soumettre. Raison pour laquelle cette dernière n’aurait pas volé un prix d’interprétation féminine.

(Lire notre critique détaillée sur ce site).

Aperçu global des films non primés par le Jury de la Compétition Officielle

1. Les immanquables

« Berlin Alexanderplatz » de Burhan Qurbani (Allemagne)

S’il est un film manquant incontestablement au Palmarès, c’est sans nul doute cette troisième et brillante adaptation du grand classique de la littérature allemande écrit par Alfred Döblin en 1929 et dont Fassbinder en fit une série en 14 épisodes en 1980. C’est avec une belle liberté et une très grande modernité que Burhan Qurbani est intelligemment parvenu non seulement à extraire le suc de l’œuvre littéraire sur le plan de l’intrigue en la transposant dans un cadre contemporain mais aussi à métamorphoser avec une remarquable audace son héros original ainsi que son diabolique alter ego. Doté d’une mise en scène qui en impose par sa parfaite maitrise et servi par une palette d’acteurs qui rivalisent de talent, « Berlin Alexanderplatz » fut, selon nous, l’un des meilleurs films de la Berlinale 2020. Le Jury l’a-t-il jugé trop « mainstream » ou l’a-t-il disqualifié en raison du fait que son matériau de départ avait déjà fait l’objet d’adaptations ? Il est en tout cas infiniment regrettable que le Gand Prix du Jury ne lui ait pas été accordé.

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« Irradiés » de Rithy Panh (France)

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Documentaire politiquement et humainement nécessaire, « Irradiés » tient à la fois du manifeste contre l’oubli et de la résistance artistique face au « mal ». Bâti sur une impressionnante collection d’archives remarquablement montées, le documentaire nous bombarde littéralement d’images couvrant plus de cent ans de guerres. L’occasion pour son réalisateur d’investiguer cette terrible et monstrueuse capacité humaine à détruire ses semblables, et qui trouve son point d’orgue avec le recours à la bombe atomique. (D’où le titre du film.)

Et pour lutter contre l’oubli, contrer la rapidité contemporaine des images éphémères et éviter le triomphe des menteurs, explique le réalisateur, il convient de regarder ces images trois fois plutôt qu’une, raison pour laquelle il a pris le parti de découper l’écran en trois parties durant la majeure partie du documentaire.

Cependant, affirme et répète Rithy Panh, « notre puissance artistique et poétique doit être inversement proportionnelle à la monstruosité à laquelle nous sommes confrontés ». Prenant l’exact contrepied de la célèbre formule de Thedor Adorno selon laquelle « écrire un poème après Auschwitz est barbare », le cinéaste relève la gageure d’introduire dans son propos une poésie à la fois visuelle et sonore sans que celle-ci n’apparaisse jamais déplacée. Le film est ainsi sous-tendu par un texte à deux voix (celles d’André Wilms et Rebecca Marder) d’une cruelle poésie mais au demeurant de toute beauté ; il est cadencé d’une musique contemporaine entrant en parfaite symbiose avec son sujet et enfin il est ponctué tantôt par la lente chorégraphie d’un danseur japonais tantôt par des images épurées, voire abstraites, qui tranchent radicalement avec l’horreur historique et dispensent un souffle d’espérance quant à la nature humaine.

« Irradiés » fut couronné, à raison, de l’Ours d’Argent du meilleur documentaire, distinction remise par le Jury du documentaire, toutes compétitions confondues.

2. A voir

« My Little Sister » de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond » (Suisse)

Brillante auteure de théâtre, Lisa (Nina Hoss) n’écrit plus. Elle vit en Suisse avec sa famille mais son cœur est resté à Berlin et il bat au rythme de celui de son frère Sven (Lars Eidinger), célèbre acteur de théâtre. Les liens des jumeaux se sont resserrés depuis que Sven est atteint d’une leucémie agressive. Lisa refuse cette fatalité et remue ciel et terre afin qu’il remonte sur scène. Pour son âme sœur, elle se donne entièrement, néglige tout le reste, au risque de mettre son couple en danger.

De facture très classique, « My Little Sister » explore avec une belle sobriété émotionnelle la relation fusionnelle qui unit un frère et une sœur jumeaux face à la maladie et au déni de la mort. Mais au-delà du drame humain, émerge aussi la complexité des ressorts artistiques qui les habite tous deux : l’incapacité à créer dans le chaos, tout comme son contraire, la potentielle résurrection enfantée par l’adversité.

Même si le film ne démérite nullement, nous lui avons toutefois de loin préféré « Hope », qui concourait dans la section Panorama et aborde un sujet similaire avec une puissance émotionnelle bien plus grande.

« Le Sel des Larmes » de Philippe Garrel (France)

Luc (Logann Antuofermo) débarque de province à Paris pour y passer le concours d’entrée de l’école Boulle, prestigieuse école supérieure de menuiserie, et ainsi réaliser le rêve inassouvi de son père (André Wilms) avec lequel il entretient une relation fusionnelle. Dès son arrivée dans la capitale, il y fait le rencontre de la charmante et timide Djemila (Oulaya Amamra) et en tombe éperdument amoureux.

Filmé en noir et blanc, « Le Sel des Larmes » nous offre le portrait d’un homme aussi jeune qu’inconstant, en quête perpétuelle d’Amour. Si l’on ne puit dire qu’il s’agisse là d’un très beau portrait d’homme, il a au moins le mérite d’être juste, et ce, à travers trois histoires amoureuses différentes, dont la dernière n’est pas sans rappeler le « Jules et Jim » de François Truffaut.

Même si les détracteurs de Garrel estimeront (sans doute à juste titre) que le cinéaste se répète depuis quarante ans, que ce film n’apporte rien de neuf sous le soleil et qu’il aurait pu largement se passer d’une voix off aussi redondante qu’horripilante ainsi que d’un thème musical « tapisserie », il n’en demeure pas moins qu’il s’en dégage un charme désuet voire anachronique en regard du paysage cinématographique contemporain. Un charme qui d’ailleurs pourrait être rafraîchissant pour la jeune génération accroc aux séries hyper-formatées de Netlfix, et qui, sur le fond, abordent globalement les mêmes sujets.

Le scénario écrit à trois mains (Phillipe Garrel, Jean-Claude Carrière et Arlette Langmann) était motivé par le fait, explique le réalisateur, qu’il tenait à écrire une histoire moderne basée sur un scénario classique. Un mélange « intergénérationnel » qui trouve, entre autres, son expression au travers de la relation qu’entretiennent le père (incarné de manière très touchante par André Wilms) et le fils, et qui se décline à travers trois idéaux du couple différents. « Je tenais également à ce que tous mes héros soient issus d’un milieu populaire, insiste Garrel. Vu la crise économique que vivent beaucoup de français aujourd’hui, j’aurais trouvé indécent de m’attarder sur les tribulations amoureuses de la bourgeoisie. »

À l’exception de Louise Chevillotte, tous les jeunes comédiens qui font le sel de ce film ont été les élèves du réalisateur au Conservatoire, et ceux-ci ont été castés en fonction de l’alchimie qui se dégageait de leur jeu lorsqu’il les soumettait à interagir. Une interaction que le cinéaste met un point d’honneur à roder encore et encore à travers de maintes répétitions avant le tournage, moment où le droit à l’erreur est relativement nul, le réalisateur étant un farouche adepte de la prise unique. Une manière de faire qu’il a cependant parfois assouplie en acceptant de filmer deux fois la même scène au cours d’une même prise.

3. A éviter ou à fuir

« The Intruder » de Natalia Meta (Argentine)

Inès prête sa voix dans un studio de doublage et est également soprano dans un chœur de chant lyrique. Au cours d’un voyage à l’étranger avec son nouveau petit ami, celui-ci se suicide après une dispute. Suite à cette brutale disparition, la voix d’Inès s’altère progressivement et serait, selon les dires d’une vieille actrice, colonisée par un esprit intrus.

Film de genre où le scénario brille par son absence et qui n’avait nullement sa place en compétition, « The Intruder » ne semble avoir été doté d’aucune intention, si ce n’est celle de faire un film.

« First cow » de Kelly Reichardt (États-Unis)

Kelly Reichardt joue la carte de l’anti-western en mettant en scène dans l’Oregon du 19ème siècle deux hommes qui se lient d’amitié et tentent de réaliser le mythique American dream. En spoilant dès sa scène d’ouverture l’épilogue de son histoire, et en nous lassant de surcroît pendant une bonne vingtaine de minutes avant d’entrer dans le cœur de son intrigue, la réalisatrice américaine est admirablement parvenue à susciter notre ennui le plus profond.

(Lire aussi l’avis contradictoire et la critique détaillée de Katia Peignois)

« Days » de Tsai Ming-Liang (Taïwan)

Comme évoqué plus haut, le réalisateur taïwanais se livre ici à un pur exercice de style, dénué de tout intérêt tant au plan cinématographique qu’en termes de contenu. Vacuité abyssale assurée en termes d’histoire pour ce film qui, comme nous le disait l’une de nos collègues canadiennes, est comparable à une tapisserie animée.

« The Roads Not Taken » de Sally Potter (GB- États-Unis)

Si Sally Potter nous avait totalement ravis en 2017 avec « The Party » comédie aussi grinçante qu’efficace, force est d’admettre qu’elle nous a profondément et regrettablement déçus avec ce drame réunissant pourtant un très beau casting (Javier Bardem, Elle Fanning, Salma Hayek et Laura Linney).

Inspiré par un drame intime, « The Roads Not Taken » est un projet que la réalisatrice portait en elle depuis de nombreuses années et qu’il lui tenait particulièrement à cœur de mettre en œuvre. Est-ce la trop grande proximité émotionnelle que Sally Poter a entretenue avec son sujet qui explique ce ratage complet ? Dommage car l’histoire de ce père souffrant de démence précoce qui vit déconnecté du présent et erre dans un passé chaotique et traumatique, en compagnie de sa fille souffrant elle aussi de son impuissance à aider un homme qu’elle chérit profondément, aurait pu donner lieu à un drame riche et émouvant.

« Siberia » d’Abel Ferrara (Italie, Allemagne et Mexique)

Délire métaphysique aussi chaotique qu’incompréhensible, « Siberia » est le voyage apocalyptique d’un homme (Willem Dafoe) qui se lance dans une quête psychologico-philosophico existentielle consistant à savoir si son moi est en lui ou en dehors. Réécriture postmoderne de la descente aux enfers d’Enée mixée grossièrement à l’Enfer de la Divine Comédie, où le thème de la culpabilité est accommodé à toutes les sauces, dont les plus indigestes ? C’est du moins ce que nous avons cru comprendre de ce mauvais trip cinématographique sans avoir la garantie ni la prétention d’être dans le vrai. Abel Ferrara le sait-il lui-même ? Pas sûr !

« All The Dead Ones » de Caetano Gotardo et Marco Dutra (Brésil)

Sans doute, le Festival avait-il jugé nécessaire de faire figurer en compétition officielle un film brésilien eu égard à l’inquiétante situation politique actuelle de ce grand pays sud-américain. Un choix politique qui ne rime toutefois pas avec haute qualité cinématographique. Les réalisateurs prennent en effet le parti (comme l’avait fait de manière comparable Christian Petzold dans « Transit ») de mélanger deux époques, l’action se déroulant durant les derniers mois du XIXe siècle et le début du XXe siècle mais dans le São Paulo actuel. Les espaces intérieurs et les costumes sont d’époque ; les espaces citadins extérieurs sont quant à eux contemporains. Rythmé autour de trois grands jours de fêtes brésiliennes (le jour de l’indépendance, le jour des morts et le carnaval), le film raconte le déclin d’une riche famille par le biais de trois regards féminins : celui d’Isabel, la mère déroutée depuis le décès de sa fidèle servante et celui de ses deux filles, Maria et Ana. L’une est nonne et enseignante ; l’autre est une vieille fille, elle aussi traumatisée par la mort de la vieille servante, et hantée par les fantômes de l’esclavagisme.

L’intention des réalisateurs était sans doute de démontrer que plus d’un siècle après son indépendance, le Brésil n’est toujours pas parvenu à éradiquer la suprématie d’une certaine classe sociale (riche, blanche et catholique) et que les fantômes de l’esclavagisme et de l’intolérance religieuse hantent toujours le pays, peut-être même encore plus aujourd’hui qu’hier. Malheureusement aussi louable soit cette intention, l’approche qui la sous-tend n’est guère convaincante.

En marge de la Compétition

Berlinale Special

« Police » d’Anne Fontaine *

Encounters

« Shirley » de Josephine Decker

Panorama

« Hope » de Maria Sødahl ****

« The Assistant » de Kitty Green

« Wildland » de Jeanette Nordahl ****

Generation 14+

« Jumbo » de Zoé Wittlock

Berlinale Series

Stateless

The Eddy

(Christie Huysmans)

Photos © BE.SCREEN