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LITTLE WOMEN (LES FILLES DU DOCTEUR MARCH)

Greta Gerwig

Timothée Chalamet, Chris Cooper, Laura Dern, Louis Garrel, Tracy Letts, James Norton, Bob Odenkirk, Florence Pugh, Saoirse Ronan, Eliza Scanlen, Meryl Streep et Emma Watson

135 min.
12 février 2020
LITTLE WOMEN (LES FILLES DU DOCTEUR MARCH)

Indémodable succès populaire de la littérature de jeunesse, Little Women (ou Les Quatre Filles du docteur March en version française), le roman autobiographique de l’Américaine Louisa May Alcott sorti en 1868 et agrémenté d’un second volume en 1869, aura connu, au fil du temps, pléthore d’adaptations avec pas moins de sept longs métrages de cinéma (celui de Greta Gerwig inclus), des téléfilms, une série télévisée d’animation japonaise, une comédie musicale, des bandes-dessinées ou encore des web séries. Si l’on retient notablement les films de George Cukor (1933) avec Katharine Hepburn, de Mervyn LeRoy (1949) avec Janet Leigh et Elizabeth Taylor et de Gillian Armstrong (1994) avec Winona Ryder et Susan Sarandon, force est de constater que chaque génération a eu droit à sa version des aventures des sœurs March se démenant, seules avec leur mère, dans l’Amérique de la guerre de Sécession, pendant que leur père, pasteur nordiste, est au combat.

Bien consciente de cet héritage, Greta Gerwig - actrice fétiche du cinéma indépendant américain passée, avec brio, à l’écriture et à la réalisation en 2017 avec l’enthousiasmant Lady Bird - met en scène une relecture personnelle du classique littéraire et des écrits de Louisa May Alcott à travers un film à la fois atemporel et actuel où Jo March (Saoirse Ronan, déjà double de Gerwig dans Lady Bird), en alter ego fictif de l’auteure, revisite sa vie.

Le Little Women de 2019 (que l’on se refuse à appeler Les Filles du docteur March tant ce titre français est absurde et teinté d’une misogynie commerciale à peine camouflée ; et ce, même s’il y aurait également de quoi disserter sur le titre anglais…) trouve sa raison d’être dans un dynamisme enjoué et une modernité malicieuse, sur le fond et sur la forme.

En ouvrant son film sur une scène de Jo, adulte, loin de sa famille, qui vend ses écrits sous un pseudonyme, à un éditeur new-yorkais, en ironisant sur la situation, la cinéaste annonce l’émancipation que Jo revendique, ainsi que celle qu’elle, en tant que réalisatrice, va opérer par rapport à l’autobiographie d’Alcott. Car, en cassant la linéarité du livre - la narration de Gerwig débute à la deuxième moitié du roman -, le récit peut se déployer entre passé et présent (enfance/passage à l’âge adulte), avec des scènes qui se font écho (grâce à un montage habile, à des jeux sur les teintes chaudes/froides et/ou à des changements de costume/coiffure, par exemple), et donner du relief aux sœurs March et à la trajectoire, ici, moins rectiligne de Jo (entre révolte, ambition, sacrifices et compromis).

La jeunesse et la beauté des filles comme monnaie d’échange pour s’assurer un confort matériel et la survie de la famille, les aspirations artistiques et personnelles sacrifiées ou négociées, la charge mentale féminine, la transmission du savoir, la sororité (et la solidarité féminine), l’amour, la jalousie, la maladie et la féminité sont autant de thématiques qui s’incarnent dans la chorégraphie visuelle et verbale qu’orchestre Little Women.

Les femmes de la famille March n’ont jamais été aussi extra-conscientes et réflexives sur leur condition. L’art leur sert évidemment de vecteur d’expression (la littérature pour Jo, la peinture pour Amy (Florence Pugh) et la musique pour la petite Beth (Eliza Scanlen)), mais la parole est un support nécessaire aux images afin de donner au métrage une voix féministe, multiple. Car, s’il est évident que la réalisatrice se reflète dans le personnage de Jo - qui refuse les inégalités liées au genre, écrit, prend la place du père, voudrait s’engager dans l’armée et forme un duo avec Laurie (Timothée Chalamet) qui détourne les conventions hétérosexuelles du 19e siècle [1] -, il n’en demeure pas moins que le film sait écouter les autres points de vue. Meg (Emma Watson), plus conventionnelle pour l’époque et ayant choisi d’épouser un homme pauvre, défend ses choix en rétorquant à Jo que si ses rêves sont différents des siens, ils ne sont pas moins importants pour autant (« Just because my dreams are different than yours, doesn’t mean they’re unimportant »). Marmee March (Laura Dern), leur mère, affirme qu’elle a appris bon gré mal gré à être cet exemple de patience et de bienveillance. Tante March (inimitable Meryl Streep) rappelle, non sans ironie, à Jo que sa liberté et son célibat ne tiennent qu’à sa richesse. De même, la plus belle réussite de cette version de Little Women tient, sans doute, en un personnage, celui d’Amy March qui se ré-approprie enfin la droit d’être elle-même, de vouloir tout, tout de suite, d’avoir sa propre sagesse (elle le dit explicitement à Jo à la fin du film), d’aimer le garçon qui était pourtant amoureux de sa sœur et de faire ses choix et ses compromis sans souffrir de la comparaison avec son ainée. Florence Pugh (dont on ne peut/ne veut plus se passer depuis Lady Macbeth (2016) de William Oldroyd) explose d’une présence, d’une énergie et d’une riche palette d’émotions qui réhabilitent Amy March et contribuent grandement à la vitalité chaotique du film de Gerwig.

Dans une société qui demandait aux femmes de se soumettre silencieusement, les filles March ne se taisent jamais ; elles parlent (souvent en même temps), elles se réfléchissent l’une l’autre, elles crient, elles rient, elles se révoltent, elles pleurent, elles se frappent, elles doutent et elles changent d’avis - parfois trop tard (comme Jo concernant la demande en mariage de Laurie), et ce, non pas parce qu’elles sont hystériques ou difficiles, mais simplement parce qu’elles sont, vivantes, exaltées, multidimensionnelles et toujours réalistes. Elles ne sont pas juste là pour être belles et donner de l’amour ; elles veulent aussi être aimées (ce qui n’est pas la même chose comme le rappelle Marmee). Elles ont une intelligence, des espoirs, des combats à mener et un esprit à satisfaire. En 2020, à l’écran, grâce à la relecture méta des écrits d’Alcott par Greta Gerwig, ces héroïnes peuvent enfin s’affranchir de certaines représentations limitantes et emprisonnantes en les commentant et en réagissant à ce que l’on a voulu projeter sur elles.

La mise en scène, quant à elle, calque le mouvement des personnages, bouillonne dans les scènes de dialogues (qui sont autant de déclarations d’amour de Gerwig aux personnages et à son casting, inspiré et très juste), inscrit sa modernité dans un jeu entre fixité et mouvement et assume sans rougir un classicisme élégant (la photographie, les décors, les costumes et la composition des plans sont d’une beauté incontestable) qui ne succombe pas à l’appel de la mièvrerie - à l’exception, peut-être, de l’utilisation abondante de la musique d’Alexandre Desplat.

Avec Little Women, Greta Gerwig réfléchit autant la trajectoire de son héroïne-artiste que sa place à elle, en tant que cinéaste, dans l’industrie hollywoodienne. Et, la fin du film est une preuve supplémentaire de sa malice revigorante, car en laissant planer le doute sur le « politiquement correct » (entendez par là celui d’une société régie par les hommes) du roman grâce au pouvoir de la fiction re-visitée, la cinéaste témoigne encore une fois son admiration à l’œuvre d’Alcott, mais elle lui offre également, via le personnage de Jo, une fin plus douce-amère - et sans doute plus réaliste - qui contribue à tisser un nouveau lien de sororité entre plusieurs générations d’auteures, de lectrices, d’artistes, d’actrices et de spectatrices.

(Katia Peignois)

[1Jo et Laurie sont comme des jumeaux, elle porte un prénom dit « masculin » et lui dit « féminin » - la costumière Jacqueline Durran s’est d’ailleurs amusée à échanger, au cours du tournage, les habits de Ronan et Chalamet pour accentuer cet effet - et elle refuse de l’épouser pour ne pas sacrifier sa liberté et son indépendance.