De passage à Bruxelles pour rencontrer la presse belge dans le cadre de la promotion du film La Fille Inconnue de Jean-Pierre et Luc Dardenne – qui fut présenté en Sélection officielle lors de la 69e édition du Festival de Cannes 2016 –, Adèle Haenel nous a fait l’immense plaisir et l’honneur de nous accorder un entretien. Célébrant la rencontre et l’échange dans ses mots comme dans ses gestes, Adèle Haenel évoque l’art et la vie avec liberté, naturel, énergie, humour et sans artifices. Nous la remercions encore pour sa disponibilité et sa simplicité.
On ne présente plus le cinéma des frères Dardenne tant il est apprécié et respecté par les critiques et les cinéphiles. Néanmoins, que représentent leurs films pour vous en tant qu’actrice et spectatrice, Adèle Haenel ? Quel rapport entretenez-vous avec leur univers ?
Ils ont toujours été dans mon imaginaire de cinéma. Grosso modo, j’ai grandi avec leurs films en toile de fond. Je n’ai pas passé ma vie à regarder leurs films, mais c’était toujours là, il y avait toujours un écho des films des Dardenne. Donc en cela, ils ont toujours été importants. Après, ce qui m’intéresse vraiment, c’est que j’essaie de faire des films qui dialoguent avec le moment et c’est l’un des soucis principaux dans leur cinéma. Quand ils pensent un film, il y a un dialogue avec la société. À mon échelle, j’essaie aussi de conserver cet ancrage avec le réel.
Qu’est-ce qui résonne particulièrement en vous dans un film tel que ‘La Fille Inconnue’ et, plus spécifiquement, qu’est-ce qui vous a le plus séduit dans le personnage de Jenny ?
Ce que je trouve intéressant dans le film, et qui était déjà dans le scénario, c’est l’idée que Jenny est un personnage qui accomplit une action courageuse mais sans être un héros. C’est plutôt un personnage qui incarne un réveil moral parce qu’elle est confrontée à une situation, à une rencontre et à un choc d’altérité qui l’amènent à se réveiller. Pour moi, c’est important de regarder cela parce que ce n’est pas la caractérisation d’un personnage singulier, mais j’ai plutôt l’impression que c’est une situation qui peut nous arriver à tous. On vit dans une sorte de sommeil qui est lié au mode économique du monde dans lequel on vit, avec l’angoisse en permanence de perdre notre travail ; on est accaparés par des problèmes un peu merdiques et on étouffe notre humanité. J’ai le sentiment que c’est un personnage dépouillé de quasiment tous ses attributs : on ne connait pas sa famille, il y a une provenance sociale à priori – plutôt classe moyenne supérieure – parce qu’elle est médecin et de ce que l’on voit de son appartement, on peut supposer qu’elle a une vie sentimentale, mais tout cela est hors-champ pour se concentrer sur un problème humain qui serait quasiment de l’ordre du dénominateur commun.
Justement, avez-vous essayé de combler ces éléments inconnus pour construire votre personnage ?
Non, au contraire, je pense que ce serait un non-sens en fait. La question du personnage doit, selon moi, être abordée comme suit : il s’agit d’une personne regardée pendant un temps donné. L’unité de temps est quasiment plus importante et c’est cela qui met hors-champ plein de choses. En interview, parfois, on a tendance à donner l’impression qu’il n’y a qu’une méthode pour construire un personnage, mais je n’aime pas cela, parce qu’il y a plein de façons pour décrire les choses. Il n’y a pas qu’une façon de faire, parce que l’émotion nait de plusieurs manières différentes. Et je pense que dans le jeu, c’est la même chose : il n’y a pas de méthode à appliquer pour construire un personnage. Cette construction doit plutôt s’inscrire dans la grammaire singulière d’un film et dans la manière de regarder quelqu’un. Donc, je n’avais pas besoin de combler les éléments inconnus avec un apport psychologique supplémentaire.
Le film s’ouvre sur Jenny qui dit « Écoute ! », or toute la trajectoire du personnage sera d’apprendre à écouter. Cette évolution passe, en effet, par des regards et des silences évocateurs. Était-ce un défi supplémentaire pour vous en tant qu’actrice ?
Disons que l’on passe beaucoup les uns à côté des autres pour des questions de tempo. À cause de la vitesse, on impose notre rythme, on impose une façon de rencontrer les gens, un mode de séduction. Rentrer dans un rythme plus lent, c’est permettre la rencontre au-delà d’une lecture immédiate des choses (qui nous amènerait directement à catégoriser les gens selon leur manière d’agir ou de s’habiller, par exemple). On ne peut pas toujours le faire, mais en tout cas, un film qui parle de ça, c’est important. Parce qu’en vrai, il faut perdre du temps avec les gens. Ça n’a aucun sens sinon. On ne peut pas être avec quelqu’un sans perdre du temps, sinon on ne le rencontre jamais… Parce que la personne va montrer une face d’elle-même où elle est sûre d’elle et parce qu’on va aussi faire la même chose, au final on va assister à une rencontre à laquelle on n’aura à la limite même pas participé. C’est vraiment pour cela que je pense que les silences sont cruciaux, parce qu’il y a une espèce de biologie de la rencontre et un temps de jachère. D’ailleurs, La Fille Inconnue parle de cela : mon personnage fait miroir avec les autres. Et, chacun à son rythme va accoucher d’une parole.
Iriez-vous jusqu’à dire que le personnage de Jenny est, dans ce cadre spatio-temporel précis, un dernier rempart contre l’indifférence ?
Je ne sais pas si Jenny est une leçon pour les autres, mais c’est quelque chose de personnel, une volonté d’être en adéquation avec un sentiment. Cela suppose de mettre de côté la rationalité qui est établie au début par rapport au fait de dire « il faut être plus fort que ses sentiments ». C’est une chose qu’on nous demande, parce que les sentiments sont cette chose qui fait de nous autre chose qu’un nom, qu’un instrument. En fait, être rationnel, c’est s’utiliser soi-même comme un instrument, être prévisible, être fiable, ce qui est normal dans le cadre d’une société où c’est la division du travail, où on cherche à être employé… Bref, il faut être prévisible. C’est quasiment nécessaire. Mais ce contrôle des sentiments pose problème. Je pense que les sentiments appartiennent aussi à quelque chose qui est de l’ordre de l’alerte et qu’il faut savoir écouter, parce qu’il y a une intelligence de l’alerte qui précède presque la prise de conscience ; et le film parle aussi de ça.
La mise en scène de Luc et Jean-Pierre Dardenne est particulièrement riche de sens. Le cadrage et la composition des plans notamment racontent énormément dans un film comme La Fille Inconnue. Comment s’est déroulée la rencontre entre leur réalisation et votre jeu d’actrice ?
Nous avons eu un mois de préparation. J’aime analyser les films, mais pas trop… Il faut faire attention, parce que tout cela est de l’ordre de la compréhension et cela précède le dialogue. Si l’on ne se comprenait pas du tout, ce que je raconte là ne nous aiderait pas à mieux nous comprendre. C’est quelque chose qui est là au préalable, je ne pense pas que l’on puisse constituer un personnage en dehors d’un regard, particulièrement dans le cinéma des frères Dardenne et particulièrement dans ce film-ci. Il y a une espèce de ballet entre la caméra – et donc le regard – et le jeu. C’est cela qui constitue le personnage en fait. Pendant les répétitions, nous avons beaucoup travaillé sur ce ballet-là et cela m’a permis de me mettre au clair avec mes gestes techniques, parce qu’ils ont du sens. Dans le cinéma des Dardenne, tout est signifiant. Il y a des gestes qui signifient le passage d’un état à un autre. Par exemple, les scènes qu’on a dû le plus refaire sont celles où je suis dans ma chambre au-dessus du cabinet médical et où il y a un jeu entre mes actions et ma coiffure : les cheveux attachés renvoient au médecin, à la rationalité de Jenny alors que les cheveux détachés induisent une contagion du problème qui devient un problème humain. Dans quel ordre faire les choses ? Qui doit m’appeler ? Quand et comment appeler Julien – qui représente l’histoire parallèle plus ou moins sentimentale ? L’ordre des actions est signifiant. Soit, du point de vue du médecin, soit du point de vue la contagion morale et humaine. Ces scènes, il fallait les refaire plusieurs fois parce que c’est factoriel. Et c’est quelque chose que je trouve courageux, parce que le cinéma, c’est spectaculaire et c’est aussi une notion à prendre en compte, mais je trouve cela trop beau un film dépouillé qui va jusqu’au bout dans ce qu’il veut dire, qui a conscience de la parole qu’il porte. C’est la maturité des metteurs en scène qui permet cela. En général, le côté foutraque de la jeunesse – que j’adore aussi – ne s’attarde pas aussi longtemps sur ces éléments.
Malgré vos multiples collaborations avec des réalisatrices et des réalisateurs confirmé(e)s (les frères Dardenne, André Téchiné, Catherine Corsini ou encore Bertrand Bonello), vous avez aussi souvent été au cœur de premiers films (chez Céline Sciamma, Elie Wajeman ou plus récemment chez Thomas Cailley). Quel rapport entretenez-vous avec ces premières œuvres ? Vous y trouvez une liberté et une énergie différentes ?
Oui, c’est différent parce que je n’ai pas la même place. C’est une position différente. Face à des gens comme André Téchiné ou Luc et Jean-Pierre Dardenne, je suis dans un rapport qui est plus de l’ordre de l’apprentissage au sens de recevoir une transmission qui est super agréable, hyper forte et hyper importante ; ne serait-ce que parce que ça induit qu’un jour je vais faire de même. Il y a donc une espèce de parole qui se porte entre les générations. Après, avec les gens avec qui je fais des premiers ou des deuxièmes films surtout, j’ai l’impression qu’on fait quelque chose de plus… Je ne sais pas, disons bordélique, mais aussi agréable… J’aime bien.
À l’heure actuelle, y-a-t-il des rôles ou des types de rôles que vous n’avez encore jamais eu l’occasion d’incarner et que vous aimeriez mettre en lumière à l’écran ?
Je n’ai jamais trop pensé ma carrière en termes de rôles… Mais à part ça, si je pouvais jouer un cyborg, je serais contente. J’aime bien les films de bastons, je trouve ça drôle. J’aimerais bien jouer ce genre de rôles et, en même temps, en dernier recours, je sais très bien que ce n’est pas cela qui va m’influencer. À la base, je me dis « carrément », mais ce ne sont pas tant les rôles que les films qui me séduisent. Même si tu me dis « on va faire un film à cheval où tu vas te battre », ce qui serait trop mon rêve et que je trouverais trop drôle, je pense qu’au final ma réponse dépendrait du film et du réalisateur. Après, franchement, des films de cape et d’épée, ça me ferait bien rigoler…Avec un épervier, par exemple. Ou des films futuristes avec des armes dingues, ça aussi, j’aimerais bien. Ou des films low cost avec des effets un peu pourris…
En interview, vous parlez souvent de la notion de « doute ». Les vôtres, mais aussi ceux qui nous amènent à questionner la société. Diriez-vous que c’est un moteur pour vous en tant qu’artiste ?
Oui… Je ne sais pas… C’est ce qui fait que c’est de l’art. On a des intuitions et parfois on ne sait pas trop… En vrai, la compréhension que l’on a des choses, on l’a parce qu’on travaille sur soi, mais c’est quelque chose qui nous échappe presque et il faut être conscient du fait que c’est quelque chose qui passe quasiment au travers de nous et qui va disparaitre un jour. Et sinon, le doute, ça me fait penser à une phrase de Roland Barthes, mon idole. Au moment du tournage de La Fille Inconnue, j’étais à fond dans Barthes, je le lisais constamment et c’est aussi pour cela que j’étais à fond dans les signes, le signifiant. Barthes a dit grosso modo, en parlant de Bertolt Brecht, « Le rôle moral [de Brecht], c’est d’insérer une question au sein d’une certitude ». C’est bien et ça peut convenir avec cette question du doute.
En revoyant « Les Combattants » de Thomas Cailley, on se dit inévitablement que le film a saisi quelque chose de notre génération. Un certain manque d’horizon ou de perspective. Vous partagez cette impression ?
Oui ! Alors, oui et non. C’est-à-dire que, oui, ça pose problème, mais dans mon éducation – je viens des classes moyennes – on nous expliquait déjà à l’école qu’on allait avoir cinq semaines de vacances par an, qu’on allait travailler tous les jours de huit heures à dix-huit heures ou dix-neuf heures, c’est selon, que ça serait sûrement un boulot de merde et qu’avec un peu de chance on gagnerait 1500 euros par mois… C’est super pour la rationalité, mais on a le droit de dire que cette vie-là, on n’en veut pas. Donc ce côté-là me pose effectivement problème.
Après, je pense que la révolte qui a lieu en ce moment un peu partout en Europe fait franchement du bien – au-delà même du fait de se battre contre une injustice ou un monde injuste, ce qui est finalement quelque chose d’utopique qui a traversé les générations. Ça fait du bien de juste se révolter, parce que c’est un moment de vie, un moment qu’on aura pris sur la morosité et qui est en soi salutaire, parce qu’on n’oublie jamais l’impact de toutes ces rencontres. Principalement, le rôle de Nuit Debout, par exemple, aura été bien sûr la contestation, mais surtout la rencontre, la mise en commun, l’appétit pour le savoir, pour le questionnement et c’est génial ! C’est quelque chose qui transforme assez profondément, je pense. Donc, j’ai quand même de l’espoir au sens où cette révolte-là, on l’a. C’est d’ores et déjà quelque chose où l’on se dit que même si on ne change pas le système, cette colère-là, elle est jubilatoire et salvatrice. L’énergie que ça apporte, c’est bien ! C’est pour ça qu’il ne faut pas adhérer complètement au discours défaitiste qui nous oblige à rester en place. Après, je parle bien dans notre situation, dans le contexte qui est le nôtre, celui des gens qui vivent en France. Je ne parle pas des gens qui traversent la Méditerranée où là, il s’agit d’un autre contexte. Je ne peux même pas en parler, je ne sais pas ce que c’est…Je ne peux même pas imaginer. Mais une chose est sûre : la place que l’on veut bien nous laisser n’est pas suffisante.
Ces derniers temps, on a beaucoup parlé du manque de visibilité des femmes au cinéma et de l’absence de diversité dans les rôles qu’on leur accorde. Votre filmographie reflète pourtant un espoir et une constante : des personnages féminins variés et forts, qui avancent coûte que coûte. Est-ce que ces rôles sont facilement accessibles ou demandent-t-ils un investissement supplémentaire de votre part ?
Les rôles intéressants ne représentent pas une majorité. Après, il y en a quand même. Dans mon parcours, j’ai dit « non » à beaucoup de choses et puis on m’a souvent dit « non » aussi pour des films. Et, notamment pour des mauvaises raisons qui sont, en fait, des bonnes raisons vu qu’elles étaient en adéquation avec un film stupide. Ma façon d’être fait un peu le tri.
Après, oui, il y a un problème de représentation des femmes de manière générale. C’est bizarre, parce que je vis bien, j’ai des rôles qui me plaisent, que je trouve super intéressants, ce qui fait peut-être de moi la dernière personne à s’interroger là-dessus, mais cela ne m’empêche pas, par contre, de penser qu’au niveau du système, il y a un problème. Au niveau du système de représentation, ce n’est pas du tout « ok ». Et même si l’on me dit « mais enfin Adèle, t’as des beaux rôles ! », je m’en fous, ce que je voudrais, c’est l’égalité. Je suis vraiment contente d’avoir pu faire les rôles que j’ai faits, mais je n’oublie pas pour autant que c’est une forme d’exception quand même dans le cinéma. Ça ne me suffit pas d’être là, j’ai envie que tout cela ne soit plus un problème, que la représentation soit plus libre. Elle se libère un peu avec les nouvelles générations, de la part des metteurs en scène – hommes et femmes d’ailleurs. Il y a quand même quelque chose qui se passe, mais il faut rester méfiant. Mais quelque chose se passe et c’est bien !
Pouvez-vous nous parler de vos autres futurs projets ?
Le film que j’ai fait juste avant celui des Dardenne, c’est un film qui s’appelle Orpheline réalisé par Arnaud Des Pallières avec Adèle Exarchopoulos. Il s’agit d’un portrait de femme qui se déroule entre cinq et trente ans. C’est une émule successive d’identités. C’est beau, parce que le film parle de la quête de soi au travers de toutes ces identités que l’on utilise comme des masques pour vivre et qui, au bout d’un moment, s’avèrent trop lourds et qu’il faut faire disparaitre. Je dérive un peu, mais la question du masque est intéressante. Sans masque, c’est difficile de vivre et à l’abri de ce dernier, on peut un peu vivre, avoir une marge de liberté, mais après il faut réussir à changer de masque, s’en débarrasser et devenir suffisamment fort pour vivre sans.
Je vais aussi faire le nouveau film de Robin Campillo, le réalisateur d’Eastern Boys, sur l’association « Act Up ». C’est un film sur le militantisme d’urgence au moment des années sida. J’ai vraiment hâte de le tourner. Et après ça, je fais du théâtre.
Justement, à propos d’Adèle Exarchopoulos, les médias vous comparent souvent et/ou vous associent à une nouvelle génération d’actrices qui amènent une autre forme de liberté dans le cinéma. Qu’en pensez-vous ?
Il y a plein de gens qui m’ont félicitée pour La Vie d’Adèle et à chaque fois je dis « merci ». Avant, j’étais un peu gênée, mais maintenant je dis juste « merci ! ». Sinon, la comparaison me convient. Je suis assez contente d’appartenir à cette génération d’actrices à vrai dire. C’est important d’être différentes, qu’il y ait différents niveaux de politesse, différents niveaux de polissage, parce qu’en fin de compte, c’est très important de ne pas être seule. Et donc en cela, cela ne me dérange pas du tout que l’on me compare avec d’autres gens de ma génération et surtout pas avec Adèle que j’estime beaucoup. C’est chouette ! Mais c’est important de nous différencier, parce que c’est ensemble que nous devons faire les choses. Et, il y a un effet de liberté là-dedans qu’on ne peut pas acquérir tout seul, parce qu’on est quand même emprisonné dans notre personnalité.
Propos recueillis par Katia Peignois.