Alain Berliner

cinéaste

C’est au premier étage d’un restaurant près de l’UGC Toison d’Or que CinéFemme a rencontré un très souriant Alain Berliner. Lors de cet entretien, aucun des intervenants ne se doutait que Jean-Pierre Cassel n’avait plus que 2 jours à vivre. Même si "J’aurais voulu être un danseur" ne sera pas son dernier film, plusieurs longs métrages sont à ce jour en pré et post-production, il restera dans les mémoires comme celui qui nous aura donné le plaisir de le voir pour une ultime fois, réinventer par le mouvement, un rapport ailé au monde. Danser, pour Jean-Pierre Cassel, était une façon, en se placant au coeur d’un style fait de naturel et de travail, de trouver le chemin du nôtre.

Le 28 avril 2007, l’émission de Philippe Reynaerts sur La Deux, "L’envers de l’écran", sera consacrée à la carrière d’Alain Berliner.

CF : Votre dernier film « J’aurais voulu être danseur » est centré autour de François Maréchal (Vincent Elbaz) et de sa passion pour les claquettes. Auriez-vous aimé être danseur ?
A.B : Il est vrai que j’aurais aimé savoir danser. Non pas pour devenir un danseur professionnel mais pour rompre avec une certaine gaucherie corporelle et savoir me déplacer avec une certaine grâce dans l’espace. Ceci dit, il ne faut pas me confondre avec François Maréchal. Il n’est pas moi, il est un personnage issu de mon imaginaire.

Justement à propos de cette corporalité dont vous parlez, votre film lui donne, et sans jeu de mots, du « corps » comme on dirait du coffre. Croyez-vous que cela soit dû au fait que la danse, par l’agencement différent du corps qu’elle autorise, permet à François de se réinventer, de se réapproprier une histoire qu’il ne connaît pas ?
Je vous avoue n’avoir jamais envisagé les choses sous cet angle, mais je trouve cette idée très séduisante. En effet, il y a une mémoire du corps qui n’est pas nécessairement évidente et qu’il faut parfois du temps pour l’investir du poids du réel.

Réel, fiction, rêve, fantasme sont des notions qui transparaissent dans chacun de vos films. Est-ce que votre sensibilité à leur importance dans les vies de vos personnages vient du fait que vous êtes fils de psychanalyste ?
(Rires) Peut-être. Demandez à Agnès Jaoui et à Eliette Abécassis, elles vous diront qu’on ne sort pas indemne de son enfance en général et en particulier de celle passée sous les yeux parfois trop scrutateurs d’un papa psy. Avoir l’impression d’être été un objet d’études conditionne votre regard sur le monde.

Vos films sont souvent hantés par les mêmes thèmes.
Il est vrai que même si j’aborde les choses d’une façon différente - l’austérité de mon téléfilm « La maison dans le canal » n’a rien à voir avec le mouvement de « J’aurais voulu.. » -, ce sont souvent les mêmes thèmes qui reviennent dans mes films. C’est une prise de conscience dont je n’ai la révélation qu’après le tournage. Un peu comme si j’étais agi, à mon insu, par un sujet sur lequel finalement je retombe toujours.

Et ce sujet avec un grand S c’est ?
La famille et ce qu’elle peut avoir d’autodestructeur dans la mesure où elle ne permet pas
d’échapper à une vie qui peut, à un certain moment, apparaître pesante et réductrice.

Raison pour laquelle les hommes de votre film désertent le foyer conjugal ?
En fait chacun de ces hommes tombe amoureux d’une femme qui est d’un milieu social légèrement supérieur au leur. Le contrat qu’ils passent est pour eux de renoncer à la vie qu’ils avaient avant de tomber amoureux et pour elles de rester dans le milieu douillet auquel elles sont habituées.Cet accord de base fonctionne un temps. Mais à partir du moment où les hommes ont envie d’autres choses, ils n’osent pas le dire parce qu’ils se doutent qu’ils ne seront pas compris. Ils préfèrent partir. Ce qui évidemment n’est pas la meilleure chose à faire

Et les femmes choisissent de se taire et de celer à leur enfant la raison pour laquelle le père les a abandonnés ?
Oui mais le secret est, de leur part, un réflexe de protection afin d’éviter à l’enfant un trop grand chagrin. Mais ce n’est pas l’idéal. Les secrets laissent des traces dans les gènes, dans la mémoire enfouie. Ils diffusent un sentiment de malaise qui au fil du temps devient au mieux étouffant au pire destructeur.

Mais il n’est pas évident de lever le secret, surtout lorsque l’enfant est encore petit ?
Effectivement, mais passer une vie à mentir pour ne pas blesser est épuisant. L’idéal est, à un moment bien choisi, de révéler ce qui a été tu afin de casser la spirale sans fin des transmissions inconscientes.

On peut donc dire que votre film connaît une happy end ?
Oui parce que François, par la rencontre qu’il va faire de son père, casse cette sorte d’omerta familiale et libère son propre fils d’une espèce de loyauté inconsciente qui l’aurait, à son tour, handicapé dans sa vie d’adulte. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité que ce fils « libéré » que l’on voit en début du film soit un psycho-généalogiste.

C’est-à-dire …
… un technicien de la question de la transmission. J’ai découvert cette discipline en me demandant pourquoi les hommes de la famille du poète Baudelaire avaient l’habitude de quitter leur foyer au moment où leurs enfants approchaient de l’âge de raison.

Ce fils continue néanmoins à s’intéresser à la danse…
... oui mais d’une façon qui n’est plus compulsive. Il va vivre la danse comme un hobby. Il n’a pas à « vouloir être danseur » puisqu’il a choisi, de son plein grè, de danser.

En vous écoutant, je me dis que votre film est aussi une réflexion sur les notions de besoin et de désir.
Oui. Parce que le besoin ligote et pousse à faire des choses qui en fait ne relèvent pas du libre arbitre. C’est une sorte de force irrésistible inconsciente qui s’oppose à la notion de désir. C’est très aliénant.

Quand vous écrivez un scénario, prenez-vous en considération toutes ces notions ?
Pas du tout. Elles m’encombreraient (rires). Je me contente d’écrire une histoire que je considère
comme une matière vivante qui peut, au fil de son écriture, être ré-agencée. Dans l’élaboration du scénario, j’avance à tâtons. Un peu comme si je construisais un puzzle. Ce n’est qu’au moment du tournage que j’arrive avec un scénario complètement élaboré.

Vous inquiétez-vous de savoir comment votre film va être reçu ?
Oui et non, parce que je sais, avec le recul que me donnent mes films précédents, que s’opère entre ce que je propose et le spectateur, un échange personnel, une sorte de dialogue, sur lequel je n’ai pas de prise. Parfois ce dialogue est positif et le film a du succès. Ce qui fut le cas de « Ma vie en rose ». Parfois le dialogue semble ne pas se faire et le film est un flop.

Avez-vous souffert du fait que la sortie de « J’aurais voulu » prévue pour février 2006 a été postposée, pour des raisons de stratégie de distribution auxquelles vous êtes étranger, au printemps 2007 ?
Oui parce que tant qu’un film n’est pas sur les écrans, je ne m’en sens pas complètement libéré même si j’ai d’autres projets en chantier. Le spectateur est un tiers indispensable pour couper le lien….

… le cordon ombilical ?
… on peut voir ça ainsi entre le réalisateur et sa réalisation.

L’intérêt de votre film est de proposer au spectateur, une approche intellectuelle (la psycho-généalogie) et une approche physique (la danse) d’un sujet ?
Oui j’aime bien l’idée que chacun en fonction de sa personnalité se retrouve tantôt touché par le versant « psy » de mon film, tantôt par son versant plus corporel. Par exemple, hier j’ai présenté mon film à la Faculté de Psychologie de L’Université de Mons, il était évident que les questions post projection concerneraient essentiellement le volet transmissionnel de l’histoire.

Dans une comédie musicale, la musique est essentielle. Diriez-vous qu’elle a été pour vous une sorte d’acteur à part entière ?
En fait « J’aurais voulu… » joue avec deux sortes de musiques qui s’emboîtent l’une dans l’autre avec une certaine harmonie. Il y a d’abord la musique narrative, celle qui accompagne le film dans son déroulement scénaristique, et la musique chorégraphique.
La première est de Terry Davies (*), la seconde du groupe « Nouvelle vague ». Lorsque j’ai travaillé avec Marc Collin de « Nouvelle vague » sur le choix des morceaux à privilégier, nous avons, comme souvent au cinéma, dû faire un savant compromis entre nos goûts personnels et ce qui était possible financièrement. Et pourtant en bout de choix, je me suis rendu compte que chacun des morceaux retenus avait un lien très fort avec la place qu’ils occupent dans le déroulement du film.

Il y a peu de choses gratuites au cinéma…
(rires) … qu’il s’agisse des questions financières ou de ces mystères qui font qu’on opère, en tant que cinéaste, des choix, sans très bien savoir pourquoi, qui se révèlent par la suite justes et opportuns.

Comment avez-vous, concrètement, choisi les morceaux musicaux qui seront dansés ?
Marc Collin et moi sommes partis de l’idée que les grandes révélations pour chacun, dans le monde des arts, se faisaient en fonction de ce que l’on lisait, écoutait ou voyait entre 15 et 25 ans. On a donc cherché le terreau musical qui aurait pu être celui de François à cet âge là.

Mais c’est un presqu’un travail d’historien…
(rires) …en tout cas au terme de ces recherches on a trouvé de quoi travailler à partir de chansons qui, remixées par « Nouvelle vague », donnent l’impression d’être de véritables mélodies qui se devaient d’être ouvertes pour que puisse s’y glisser tout un espace bruité réservé aux claquettes. Je tiens à souligner que si ces morceaux s’intègrent bien au sein de la musique narrative de l’ensemble du film, c’est essentiellement grâce au travail de Terry Davies qui s’est servi de ses connaissances en jazz pour donner une grande cohérence à l’articulation du narratif et du chorégraphié.

C’est pour cela sans doute que le « Pump up the jam » en final est très entraînant et que les répétitions du « Make my day » (qu’on pourrait traduire par un « ça me fait plaisir » bien éloigné de la version ironique qu’en donne Eastwood dans "Dirty Harry"…) permettent de penser que François est, enfin, heureux de danser.
Alors que ses débuts de danseur étaient plutôt lourdauds et gauches, au fur et à mesure qu’il prend conscience du secret qui a entouré la désertion par son père du domicile conjugal, son corps s’allège et finit par rencontrer un certain bien-être. Je tenais absolument à montrer que le corps suit la découverte de la réalité. Qu’il se déleste du poids du non-dit au fur et à mesure que le secret se lève.

Il y a d’ailleurs en fin de film cette belle scène au cours de laquelle François reçoit, de son père enfin retrouvé, son nom de scène, Gene Broadway.
Oui, je voulais sceller cette rencontre par quelque chose de l’ordre du symbole et non de l’explication. Et qu’y a-t-il de plus symbolique que de transmettre un nom …

… c’est même d’après le Code Civil la reconnaissance par laquelle se noue la filiation…
… et dans le cas de Jean-Pierre Cassel l’acceptation implicite de sa paternité parce qu’il est fier de voir son fils partager sa passion. Il ne lui dira pas « tu es mon fils », il lui fait cadeau de « Gene Broadway ».

Dans une comédie musicale, la musique est importante bien sûr, mais la chorégraphie l’est tout autant. Qui vous a aidé ?
Mette Berggreen, une jeune femme danoise, spécialiste de claquettes. Elle travaille souvent un Américain, Vincent Paterson qui s’est occupé, entre autres, de la chorégraphie de « Thriller » de Michael Jackson et des séquences dansées par Bjorg dans « Dancer in the dark » de Lars Von Trier - film qui d’ailleurs devait initialement s’appeler « Taps » mais comme Bjorg n’est pas danseuse, Paterson a préféré lui tailler des habits de danse qui colleraient mieux à ses mouvements corporels naturels.

Mais c’est un peu le cas de Vincent Elbaz, qui lui non plus n’est pas un danseur.
Exact, c’est pourquoi Mette l’ayant beaucoup observé, a constaté que sa position de base était celle d’un boxeur. Elle a accentué, dans sa chorégraphie, cette impression. Ce qui a fini par donner, presque par hasard, l’impression que je recherchais : donner le sentiment que le personnage principal est en bagarre avec lui-même. Vous voyez rien n’est vraiment gratuit au cinéma. Chacun apporte sa pierre à l’édifice qu’est le film d’une façon quasi instinctive.

Votre utilisation de la couleur et notamment du technicolor ne semble pas aléatoire mais paraît coller à une vision d’un monde existant entre la réalité et l’imagination.
Le recours au technicolor dans « Ma vie en rose » n’est pas, comme a l’a cru, une recherche d’effet de style mais une façon de délimiter le monde de l’enfance par rapport au monde de l’adulte. Je ne me doutais pas que cet usage de couleurs « clash » allait justifier des commandes publicitaires…

… que l’on peut voir sur votre site www.alainberliner.com
Vous êtes allée les voir ?

Bien sûr, d’ailleurs vous n’avez pas érigé ce recours au technicolor en modus operandi obligé. Dans « Passion of mind » votre film américain ou dans votre téléfilm « La maison du canal » vous n’y avez pas recouru.
En effet, le technicolor n’est pas « ma marque de fabrique », je ne l’utilise que quand je souhaite souligner que l’histoire se passe sur deux plans différents. Ainsi dans « J’aurais voulu.. . », les numéros musicaux dans lesquels François s’imagine être un grand danseur sont en technicolor, tandis que ceux où il danse réellement, c’est-à-dire en étant à la hauteur de ses modestes possibilités, sont traités sans technicolor.

Un peu comme si les rêves devaient être magnifiés…
… oui, afin qu’ils gagnent en intensité et se distinguent nettement de la plus grande monotonie de la vie réelle.

Avez-vous, comme votre héros François la reçoit en voyant « Singing in the rain », reçu une « révélation » cinématographique ?
Oui, j’ai un film que j’ai vu au moins une dizaine de fois quand j’étais adolescent : « Badlands » de Terence Malick.

…ah oui avec Sissy Spacek …
Et Martin Sheen.
Avant de voir « Badlands », j’étais cinéphile. Après « Badlands » j’ai eu envie de faire du cinéma.
Plus ou moins à la même époque d’ailleurs, je suis entré à l’INSAS.
D’ailleurs, lorsque suite au succès de « Ma vie en rose » j’ai eu quelques propositions américaines, j’ai rencontré Terence Malick….

…. Wouah…et alors ?
Ce fut un grand moment mais qui n’a rien donné. Car autant Malik est un homme gentil, autant sa réputation d’ « être une main de fer dans un gant de velours » m’a dissuadé de faire un film pour sa maison de production qui souhaitait le partage du final cut.

C’est étrange, cette espèce d’addiction des producteurs américains au final cut ?
En fait actuellement ce final cut est plutôt aux mains des distributeurs.

Voilà qui explique peut-être l’impression que tant de films US semblent sortis du même moule…
(sourires)…

Comment êtes-vous entré en contact avec Demi Moore ?
Parce que le fait que « Ma vie en rose » a reçu le Golden Globe du meilleur film étranger en 1998 a facilité mon entrée sur le marché américain. Je voulais à l’époque faire l’adaptation de « Mister Vertigo » de Paul Auster. J’ai pris un agent aux USA afin de m’aider dans les tractations avec la maison de production Miramax. Les tractations n’ont pas abouti, mais entretemps, grâce à mon agent, j’avais reçu plusieurs scénarios et celui de « Passion of mind » m’a plu.

C’est étonnant que ce film n’ait pas marché alors que son sujet est intéressant : chaque nuit, une femme française à la vie banale, Marie passe de l’autre côté du miroir et devient Marty, une femme d’affaires new yorkaise…
Oui, c’est étrange. D’autant plus que Demi Moore était à l’époque une star. Mais bon, faire du cinéma c’est accepter que les choses vous échappent.

C’est aussi accepter une certaine forme d’humiliation ?
Plutôt qu’accepter je dirais supporter.

Werner Herzog prétend que la qualité première du cinéaste est d’être déterminé.
(rires). Il n’a pas tort. Je dirais même obstiné. Ainsi quand j’ai voulu réaliser « Le mur », la RTB avait refusé de co-produire le film en avançant que le scénario était incrédible, les problèmes linguistiques n’existant pas en Belgique…

…alors que 10 ans après elle montait un docu-fiction sur le même thème, la séparation de la Belgique, qui allait faire un tabac…
Oui, j’ai donc dû me débrouiller pour trouver de quoi monter le film. Et j’ai bien fait par rapport à l’Histoire et par rapport à mon parcours de cinéaste. Parce que c’est en tournant la courte scène de danse du « Mur », que j’ai pris conscience de mon plaisir à tourner ce genre de séquence. Comme si la graine de ce qui allait devenir « J’aurais voulu.. » était ensemencée.

Vos projets ?
Je préfère ne pas en parler. J’ai eu ces dernières années plusieurs projets qui n’ont pas abouti, alors que certains d’entre eux avaient été annoncés. Je préfère donc…

… garder le secret comme dans votre film …
(éclats de rire)

Merci Monsieur Berliner.

(*) connu surtout en tant que chef d’orchestre de films ("The house of mirth" de Terence Davies, "A midsummer night’s dream" de Michael Hoffman, "War zone" de Tim Roth)