Anne Fontaine : Les Innocentes

En réalisant Les Innocentes, son quinzième long-métrage, Anne Fontaine signe un film totalement abouti, sensible, spirituel, qualifié de thérapeutique par l’Eglise. Rencontre avec une figure jusqu’au-boutiste du cinéma français qui allie classe et subversion.

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Le scénario de votre film s’inspire de faits réels qui se sont déroulés en 1945 en Pologne. Néanmoins, en dépit de son caractère historique, il nous rappelle implicitement que le viol est encore aujourd’hui une arme de guerre. Est-ce que la tragique survivance de cette barbarie a été pour vous l’une des motivations à faire ce film ?

Ce n’est pas ça qui m’a happée. Ce qui m’a réellement envoûtée, c’est l’écartèlement humain de cette histoire incroyable ainsi que les questions qu’elle suscite : la fragilité de la foi ; le rapport à la maternité pour des femmes qui ont fait vœu de chasteté. Comment peuvent se rencontrer deux types de foi : la foi rationnelle et pragmatique de Mathilde, qui croit dans la médecine et le fait d’aider les autres, et la foi mystique des sœurs ? Comment les faire s’interpénétrer ? Comment un personnage laïc peut-il trouver les mots justes pour amener cette communauté retranchée vers une voie réparatrice, un chemin qui mène vers la lumière, l’espérance et la vie ?

Néanmoins, j’avais bien conscience que le sujet avait une résonnance contemporaine et qu’il contenait un effet miroir compte tenu de l’actualité, notamment en Afrique. Traité d’un point de vue humain, le propos a donc certes malheureusement une intemporalité intrinsèque. Il faut d’ailleurs souligner que le viol d’une sœur est, d’une certaine façon, un double viol car il atteint la femme mais aussi la religieuse qui est en elle. Comment dès lors parvenir à transgresser, transcender cette situation hallucinante, paroxystique ?

Les Innocentes a été présenté à Rome à la fin du mois de janvier devant un parterre d’ecclésiastiques. L’accueil qui lui a été réservé a été très positif, et il a même été qualifié de thérapeutique pour l’Eglise par Mgr José Rodriguez Carballo, secrétaire de la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique.

Lorsque l’évêque Carballo, proche du pape François, a pris la parole après la projection du film, il a en effet qualifié le film de thérapeutique pour l’Eglise. Il a souligné la force du sujet et l’humanité de chaque personnage. Il a insisté sur la nécessité de ne pas laisser ensevelis ces faits méconnus mais au contraire de les regarder frontalement. Il a condamné l’attitude de la Mère Supérieure (même si on peut la comprendre compte tenu du contexte de l’époque). Il a également relevé la juste restitution du questionnement religieux de ces femmes prises dans un tourbillon incroyable et bouleversant qui les confronte à un paradoxe insoluble, celui d’avoir donné sa vie à Dieu face à la possibilité de se retrouver mère.

Cette réaction enthousiaste vous a-t-elle étonnée ?

Sincèrement, je ne savais pas comment le film allait être accueilli, et il est vrai que les religieux présents à cette projection étaient dans un état d’émotion extrêmement forte. Cette réaction m’a touchée et rassurée. Rassurée car lorsque l’on s’infiltre dans un univers auquel on est totalement étranger, les personnes intimement impliquées dans cet univers sont très regardantes quant à l’authenticité des rites qui leur sont propres. Je ne n’aurais pas aimé que mon film soit perçu comme caricatural ou didactique, car ce n’était absolument pas mon intention.

Dans son épilogue, votre film apporte une lueur d’espoir. Qu’en est-il de la réalité historique à ce sujet ?

Dans son journal, Madeleine Pauliac, le médecin de la Croix-Rouge dont le film s’inspire, s’en tient essentiellement aux faits. Ses notes sont rédigées de façon laconique et n’ont aucune substance dramaturgique. L’on ne sait donc rien de la relation qui s’est nouée entre elle et les sœurs, ni du sort qui a été réservé à ces enfants. Cela dit, cette histoire n’est pas un cas isolé en Pologne ; d’autres religieuses ont subi la même tragédie dans d’autres endroits. Il y a donc de fortes chances pour que certaines découvertes soient encore faites eu égard au destin de ces bébés. L’épilogue du film s’inspire néanmoins d’un fait qui est arrivé dans un autre couvent.

Pour préparer ce film, vous avez effectué deux retraites dans un couvent de Bénédictines. Diriez-vous que cette expérience a été déterminante quant à la manière dont vous avez dirigé vos actrices ?

Cette immersion a été déterminante pour tout diriger : pour la direction des actrices, pour la manière de cadrer les voiles et les visages, pour épouser le rythme contemplatif de la communauté religieuse, pour déterminer l’esthétique du film… L’occasion m’a été donnée de parler avec les sœurs, et évoquer avec ces femmes la fragilité de la foi était vraiment très beau, car comme le dit Maria dans le film « la foi, c’est vingt-quatre heures de doute et une minute d’espérance ». Contrairement à ce que l’on pourrait croire a priori, une communauté religieuse n’est pas un lieu figé où l’on parle d’une seule et même voix. Comme partout ailleurs, il existe des tiraillements, des tensions, des psychologies individuelles en mouvance, qui rejaillissent dans le film.

Votre film nous met en présence de plusieurs cas de figure et confronte le spectateur à différents dilemmes moraux et spirituels. Votre caméra ne porte pourtant aucun jugement sur les différentes réactions des sœurs (même à l’égard du comportement de la Mère Abbesse). Diriez-vous que vous avez voulu plus toucher la sensibilité morale des spectateurs (la morale du cœur, celle qui sollicite émotions et empathie) que leur sens moral (qui lui fait plutôt appel à la raison et aux principes) ?

Tout à fait, je n’épouse aucun jugement moralisateur. Je fais confiance à l’intelligence et à la sensibilité du spectateur qui appréhendera à sa manière la complexité du trajet à accomplir pour ces sœurs, en ce compris le parcours de la Mère Supérieure, qui prononce cette phrase ambigüe : « Je me suis perdue pour vous sauver. »

Comme vous le soulignez, Les Innocentes explore largement la fragilité de la foi. Symboliquement, on pourrait peut-être même dire que cette foi, qui n’est pas seulement réservée aux croyants, rayonne à l’image de la croix, de manière verticale (entre l’homme et Dieu) et de manière horizontale (entre les hommes).

En effet, la foi dans l’action pragmatique (celle de Mathilde) est obligée d’effectuer un déplacement. De la même manière, dans la foi des religieuses (celle de Maria en particulier), il y a un dépassement de l’obscurantisme, une transgression des conventions, une désobéissance. On ne reste pas seul sur le chemin de la foi, qu’elle soit laïque ou métaphysique. La rencontre de ces femmes qui appartiennent à deux univers différents, qui ont un rapport au corps à l’opposé l’un de l’autre, l’interpénétration de ces deux types de foi incarnent un espace de liberté, d’invention qui réintègre le corps et amène la Vie. Au final, la Vie est plus forte que tout ; et lorsque j’ai vu arriver ces bébés, au beau milieu de ce couvent glacial, balayé par le vent, cela a été un moment d’émotion car c’est une situation d’espérance.

Certaines scènes de votre film, les décors, certains éléments photographiques font songer au film Ida de Pawel Pawlikowski ? Avez-vous été inspirée ou influencée par ce film en préparant Les Innocentes ?

J’ai bien évidemment vu Ida, film que je trouve d’ailleurs très beau mais il ne m’a nullement influencée. J’avais d’ailleurs déjà commencé à travailler sur mon film avant sa sortie. C’est sans doute la première scène qui donne cette impression car elle est très obscure et elle est filmée dans la neige, mais à la différence du film de Pawlikowski qui est en noir et blanc, j’ai essayé de faire en sorte que la lumière et la couleur s’intensifient, et ce, à l’image de la progression du film et de sa fin. Par contre, j’ai regardé Thérèse d’Alain Cavalier et Les Anges du Péché de Robert Besson. Je me suis également inspirée des références iconographiques et des peintures de Georges de La Tour. J’avais notamment beaucoup à l’esprit l’icône de la Vierge et de l’Enfant.

Votre film a été tourné en Pologne avec un casting largement composé d’actrices polonaises exceptionnelles. Si l’on regarde le paysage cinématographique actuel, on ne peut s’empêcher de noter que le cinéma polonais semble avoir le vent en poupe : Ida a été consacré l’année dernière aux Oscars ; en 2015 et en 2016 la Berlinale a également honoré deux films polonais, et le réalisateur polonais Tomasz Wasilewski a d’ailleurs déclaré cette année après avoir reçu l’Ours d’Or du meilleur scénario pour United States of Love : « it is now Polish time ! ». En tournant en Pologne, avez-vous ressenti ce dynamisme créatif et cette volonté des producteurs polonais à se démarquer sur la scène cinématographique internationale ?

Tout à fait. En matière de producteurs, nous avons eu l’embarras du choix. Au final, nous avons collaboré avec deux jeunes productrices très dynamiques, et nous avons également travaillé avec une équipe technique polonaise. Il est vrai que la Pologne a une école d’acteurs tout à fait exceptionnelle. Agata Buzek (Maria) et Agata Kulesza (la Mère Supérieure) sont des actrices extraordinaires. Lors des essais, Agata Kulesza que j’avais trouvée remarquable dans Ida, s’est simplement mis le voile, sans maquillage, et la force de son jeu m’a totalement convaincue. Il y a aussi en Pologne une ardeur, une vitalité qui laissent à penser que le cinéma polonais nous réserve encore de très belles choses à l’avenir.

Même si certains thèmes semblent récurrents dans vos films (la transgression, les relations humaines qui atteignent des situations limites…), lorsque l’on se penche sur votre filmographie, force est de constater qu’elle est extrêmement éclectique en termes de registre, de forme ou de scénario. Lou de Laâge dit de vous que vous avez un côté punk. Partagez-vous cet avis ?

Si être punk, c’est faire preuve de fantaisie sous des dehors classiques, alors, oui. Faire un film, c’est toujours une aventure profonde. Il est vrai que j’ai travaillé sur des scénarios ou des registres différents mais il y a quand même une certaine unité de ton et la récurrence de certaines thématiques telles que la complexité humaine, la fragilité ou la transgression. Même dans la comédie, du moins celle qui se veut intelligente, il y une forme de désespoir mais c’est un désespoir surmonté.

Si vous deviez qualifier votre univers en un seul mot, quel serait-il ?

Intense. Et j’y ajouterais le mot « fragilité ».

(Propos recueillis par Christie Huysmans)