Interviewer Fiona Gordon et Dominique Abel est ce que l’on peut appeler un moment agréable. Tout juste rentrés de Normandie, où ils présentaient leur film à l’équipe avec laquelle ils ont travaillé là-bas, ils avouent être un peu fatigués, mais ce n’est pas pour cela qu’ils ne m’accueillent pas avec chaleur et naturel.
La discussion s’articule autour de leur travail, de la manière dont ils appréhendent leur parcours, du théâtre vers le cinéma, de « L’Iceberg » vers « Rumba ». Ils décrivent leur univers burlesque, teinté de couleurs vives, mâtiné d’émotions simples, structuré par une recherche cinématographique singulière. Ils parlent avec modestie de leur processus créatif à la fois original et attachant.
Au travers de ces quelques phrases échangées, le désir est de donner l’envie de découvrir leur œuvre, dans sa richesse multicolore et dans sa simplicité atypique. (Justine Gustin)
(Cinefemme) Quel a été votre parcours de « L’Icerberg » vers « Rumba », de ce morceau de glace vers la chaleur sensuelle de cette danse latino ?
(Fiona Gordon) La réponse est partiellement dans ta question, c’est-à-dire qu’on voulait faire quelque chose de différent justement. Traiter d’un thème différent. Dans « L’Iceberg », on part du couple qui est un peu éteint, endormi. Pour le réveiller, une personne dans le couple casse tout et part. L’autre se réveille un petit peu et suit.
Avec « Rumba », c’est le contraire. Certes, on part aussi d’un couple, mais un couple très heureux et plein de passion, de joie de vivre et qui, soudain, perd tout. Qui fait le voyage en sens inverse. Pas pour le détruire, mais pour essayer de voir comment ça peut se vivre, comment ces deux personnes complètement anéanties peuvent retrouver un chemin, une raison de vivre, un peu de joie de vivre.
(Dominique Abel) Il y avait aussi la volonté de changer un élément par rapport à « L’Iceberg ». Par hasard, dans cette histoire, on jouait très peu ensemble. Or le couple, c’est un peu notre spécialité, faire du jeu burlesque ensemble. On voulait donc trouver pour le prochain film une histoire où l’on ait beaucoup de jeu ensemble.
De plus, au théâtre, on a toujours beaucoup dansé. Et au cinéma, jamais. On s’est dit qu’avec cette histoire, ça tombait bien. Parce que la danse exprime l’harmonie d’un couple. Et c’était l’occasion de pouvoir, enfin, essayer la danse au cinéma.
(CF) Qui est très chouette d’ailleurs !
(F.G.) On s’est bien amusé avec ça.
(CF) J’imagine ! J’ai revu la bande annonce, c’est agréable d’entendre les gens rire à la vision de vos chorégraphies musicales ! On a peu l’habitude de voir la danse présentée de la sorte sur grand écran.
(F.G.) C’est rare en effet.
(CF) Justement, pour parvenir à cette thématique, avez-vous opéré le même type de travail que pour « L’Iceberg », à savoir partir de phrases suggérées par Bruno Romy que vous testiez par la suite au travers d’improvisations et de répétitions ?
(F.G.) Cette fois-ci, on est parti d’un cauchemar que j’ai fait alors que l’on était en tournée avec un de nos spectacles théâtraux. J’ai rêvé que l’on avait un accident avec la camionnette et que l’on perdait nos moyens physiques. On trouvait que c’était assez riche en possibilités. A partir de là, on a fonctionné de la même manière que pour « L’Iceberg ». On s’est mis à s’échanger des e-mails, ce qui engendre un effet boule de neige. On s’est retrouvés avec une vingtaine de pages. C’est alors que l’improvisation commence, ce qui constitue l’essentiel de l’écriture.
(CF) Vous travaillez à la création de vos films de concert avec Bruno Romy. Comment gérez-vous cette multiplicité de regards qui se rencontrent à chaque étape de l’élaboration du film ?
(D.A.) C’est tout naturel pour nous. Ce type de travail à plusieurs colle parfaitement à notre style. Parce que nous cultivons un style très physique et visuel, qui d’ailleurs, rentre difficilement dans l’écrit, dans une forme littéraire. Ce sont des chorégraphies, des gags, des entrées, des sorties, etc. Tous ces choses qui perdent de leur saveur si l’on essaye de les mettre par écrit. Donc, tout comme Chaplin et les grands maitres du burlesque, on improvise énormément. Chaplin qui d’ailleurs, n’écrivait même pas ses scénarios…
Notre vraie création se situe sur les planches. Là, à trois, c’est le bonheur, parce qu’il faut être à trois pour trouver le regard juste sur ce que l’on fait. On change les rôles, on joue, on teste tous les personnages, on se retrouve derrière la caméra. Notre travail essentiellement physique fait que la parole y tient peu de place. On improvise, on essaye. Et on sent instinctivement si ça fonctionne ou pas.
Au travers de la présence de la caméra qui capte tout, on trouve notre langage.
(CF) Dans le même ordre d’idée, qu’est-ce qui vous a aidé à gérer le fait que vous êtes à la fois devant et derrière la caméra ?
(F.G) Je crois que c’est notre expérience théâtrale, dans laquelle nous avons commencé notre carrière. Lorsque l’on est sur scène, on apprend à développer ce sens, cette oreille, d’écouter comment ce que l’on fait est perçu de l’extérieur. Petit à petit, avec cette expérience du public, de ses réactions, on acquiert la faculté de sentir quand on joue juste. On sait où l’on se situe dans l’espace, on fait plein d’exercices pour essayer de maitriser cette oreille attentive.
Le cinéma, c’est l’extension de ce sens là. Le public nous permet d’avoir une meilleure perception.
(D.A.) Et puis nous répétons énormément. Des centaines d’essais filmés, que l’nou regardons et que nous analysons, nous permettent peu à peu d’atteindre ce que nous recherchons. Arrivés au tournage, nous essayons de retrouver la spontanéité des impros, sachant exactement ce que nous voulons.
Parce que, pour revenir au théâtre, tout le monde n’y fonctionne pas comme nous y travaillons. Beaucoup évoluent sous le regard d’un metteur en scène. Nous, depuis nos débuts, on a toujours voulu écrire et inventer nos propres histoires.
(CF) C’est aussi en filialité avec le burlesque que d’être devant et derrière la caméra, quand on pense à Keaton, Chaplin ou Tati.
(F.G.) Ces créateurs étaient toujours très impliqués dans les processus de constitution de leur film.
(D.A) C’est vrai que c’était plutôt la règle que l’exception. Et c’est ça que j’aime dans le burlesque, comme dans beaucoup de travaux des pionniers du cinéma, c’est que ces cinéastes amènent leur imaginaire à l’écran. Ils prennent en charge tous les aspects du cinéma, et pas seulement leur jeu comique. Tu reconnais leur patte., leur esthétique.
(CF) Leur façon de jouer avec l’espace et leur corps également. En cela, votre travail me fait penser à celui de Keaton. Vous n’hésitez pas à expérimenter votre corps, à le mettre à mal dans vos films.
(F.G.) Mais on n’arrivera jamais à son niveau….à ses facultés et à son génie naturels…. Nous, on a des corps avec des longs membres, donc on peut s’en servir d’une autre manière.
C’est ce que Bruno Romy a très bien compris. Il joue peu (il interprète le méchant dans « Rumba »), mais il a cette faculté de comprendre notre jeu, de le prendre dans le sens du poil. Peu de metteurs en scène sont capables d’entrer dans la peau d’un clown pour pousser son travail dans le bon sens, pour parvenir à faire rire comme à toucher.
(D.A.) C’est vraiment du cousu main quand on crée. On essaye d’avoir des histoires super simples, d’éviter la complexité, les rebondissements. A la limite, il faut que les gens sachent déjà où l’on va arriver. C’est dans la manière que l’on va les surprendre. C’est donc une écriture particulière. Chaque clown a une histoire qui lui correspond. Et c’est en général lui qui est la meilleure personne pour trouver cette histoire.
(CF) Ce sont des histoires qui partent de vous. Des projections de votre imaginaire.
(F.G) C’est tout à fait ça…
(CF) D’une façon très intéressante, votre travail peut paraitre très spontané, notamment au niveau des récits. Mais d’un plan cinématographique, vous faites preuve de choix plutôt radicaux ; fixité du plan, plan séquence. Vous mettez sur pied un langage cinématographique singulier, qui vous est propre.
(F.G.) On n’a pas essayé d’adapter notre univers à l’écran. On a découvert la caméra de façon innocente. On est persuadé que cette innocence est positive, car elle nous donne une liberté totale au niveau de la création.
Nous avons également cherché à ce que l’image soit parlante au delà du psychologique ou des dialogues.
(D.A.) Même si ce type de position a tendance à disparaître. Depuis très longtemps, une vague de naturalisme domine le cinéma, notamment parce que c’est ce que les distributeurs mettent le plus en avant.
C’est le corps que nous aimons. Et quand tu veux montrer quelqu’un s’exprimer de la tête jusqu’au bout des orteils, forcément, tu dois prendre du recul. On aime même aller plus loin et proposer des corps perdus dans un univers trop grand pour eux.
Avec cette prise de recul, on a moins tendance à bouger la caméra. On aime jouer avec les entrées, les sorties de champs, on aime que ce soit l’acteur qui prenne son élan. On met en avant le côté humain. Que ce soit l’humain, avec ses qualités et ses faiblesses, qui prime. La fixité est parfaite pour cela.
(CF) Comme les couleurs, si lumineuses dans « Rumba »….
(F.G.) C’était plutôt instinctif de notre part, ce choix de couleurs primaires fortes. On ne voulait pas faire une histoire sombre. Vu que ce qui leur arrive est assez noir, on désirait que l’image soit plutôt gaie.
(CF) Une image colorée qui ne manque pas de faire penser aux comédies musicales en technicolors…
(D.A.) C’est de ça que l’on parle avec notre chef opérateur. On visionne ensemble des films en technicolors. On lui explique que l’on désire que les personnages soient présentés comme s’ ils étaient en été et les décors en hiver. C’est un peu comme si l’optimisme inébranlable des personnages, le côté insubmersible de la nature humaine étaient exprimés physiquement à l’écran. Et c’est pour cela aussi que l’on aime la Normandie, parce qu’elle offre ces cieux chargés, une certaine densité, une gravité.
(CF) Ces images fixes, à la fois lumineuses et denses, positionnent le spectateur dans une stature particulière, proche de celle qu’il aurait au théâtre ou au cirque. Vous exigez de lui une participation active….
(F.G.) Tout à fait. Plutôt que de faire des gros plans et de diriger le regard du spectateur, on préfère qu’il découvre par lui-même. Cela crée un lien entre le spectateur et nous, parce que justement, il participe à la construction de l’image, avec son rire et son attention.
(D.A.) Il fait son propre découpage. On fournit une image en apparence très épurée, mais qui fourmille de petits détails à découvrir.
(F.G.) On a aussi envie que le spectateur porte son regard d’un bout à l’autre de la scène. Il doit accepter d’entrer dans l’image et d’y prendre plaisir. De même avec les effets spéciaux. Il doit accepter la convention des effets bricolés que l’on a choisis ; faire croire que l’on est dans une voiture alors que l’on n’y est pas du tout…..
(D.A.) ….la nuit américaine, même s’il sait que ce n’est pas du tout la nuit….Il doit accepter ces trucs et y prendre du plaisir.
(CF) On se retrouve un peu dans la position du spectateur de cirque, où l’on a envie de prendre part, de réagir aux tours effectués sous nos yeux. Une position très ludique !
(D.A.) C’est vraiment ce que l’on cherche. Si on a quelque chose à transmettre, c’est cela. Une autodérision, autant chez le spectateur que chez nos personnages. C’est pour cela que l’on part de nous. Il n’est pas question de faire de la parodie ou de l’ironie. On n’essaye pas de dire : « regardez comme la société est idiote ». On se met nous-mêmes en état de fragilité, de bêtise, tant comme acteur que comme réalisateur, justement avec ces trucs qui tiennent du bricolage.
Cela crée un effet d’osmose, d’empathie avec le spectateur. Et c’est pour cela que les gens rient.
(CF) C’est un humour plutôt rare finalement….
(D.A.) C’est vrai. Il y a éventuellement Bent Hamer, un norvégien, qui a le même rapport d’observation… Mais ces films sont peu distribués ici…
(F.G.) Il y a aussi Kaurismäki que l’on admire beaucoup. Ses films sont moins axés sur l’humour, mais on partage le même type de démarche. Un attachement à des êtres humains démunis… Parfois, des films qui émanent de pays moins riche, Afrique, Iran, partagent le même genre d’humour. Est-ce par manque de moyens ou parce que leur humour est plus proche de cette démarche…
(D.A.) On se sent parfois proche de films pas franchement comiques. Comme « La visite de la fanfare », où l’on retrouve dans le fond un côté clownesque semblable à notre univers.
(CF) Un humour clownesque que vous allez perpétuer ? Vous avez déjà des projets ?
(F.G.) On a deux idées de nouveaux films. On va écrire un peu pour voir lequel ressort…
(D.A.) On a, en fait, même trois projets en tête, parce que Michel Colea, qui est un réalisateur français habitant en Belgique depuis longtemps, nous a proposé de jouer dans son prochain film, un mélange de documentaire et de burlesque.
Et puis, deux idées de films avec Bruno Romy, on verra bien lequel aboutira le premier….
(CF) Beaucoup de beaux projets alors…. Merci beaucoup.