Jayro Bustamante : Ixcanul

C’est quelques jours avant la révélation du Palmarès du Festival de Gand que nous avons eu le plaisir de rencontrer le réalisateur d’Ixcanul, Jayro Bustamante. Présenté en compétition officielle au Festival de Berlin en 2015 d’où il est reparti avec le Prix Alfred Bauer (distinction qui récompense un film ouvrant de nouvelles perspectives dans l’art cinématographique), Ixcanul a depuis, séduit de nombreux festivaliers à travers le monde (du Mexique à la Colombie en passant par les États-Unis) et s’est vu attribuer le Grand Prix du meilleur film au Festival de Gand. C’est un jeune réalisateur extrêmement humble, qui veut avant tout raconter des histoires, et surtout fier d’avoir contribué au rayonnement du cinéma guatémaltèque, qui a répondu, avec une grande gentillesse, à nos questions.

Quels sont vos liens personnels avec la communauté Kaqchiquel ?

J’ai grandi au sein de la communauté Kaqchiquel car ma mère était allée s’installer là-bas afin d’y mener une campagne de vaccination. À l’époque, l’accès à la médecine occidentale pour les Mayas était extrêmement restreint, et l’armée avait mené, sous le couvert de campagnes de vaccination, des actions de stérilisation des femmes. Les Mayas entretenaient donc une méfiance terrible à l’égard de la médecine occidentale.

C’est terrible ce que vous nous révélez au sujet de ces campagnes de stérilisation.

Il s’est passé des choses encore plus terribles au Guatemala. Nous avons connu une guerre (entre 1960 et 1996) qui a duré plus de trente ans, qui a totalement dévasté le pays, fracturé les souches sociales, divisé le peuple… Avant ça, le pays avait connu les ravages de la colonisation, laquelle avait tenté de réduire à néant la civilisation maya et avait utilisé les populations autochtones en tant qu’esclaves. Ce n’est d’ailleurs que très tard que l’on a décidé de doter le peuple maya d’une âme, et à l’époque, les doter d’une âme signifiait leur imposer une religion. Après, au moment de l’indépendance, les fils des colons qui sont restés au Guatemala ont continué à profiter de cet esclavagisme moderne ; et par la suite, c’est la présence de la United Fruit Company qui a amené des génocides que l’on peine d’ailleurs toujours aujourd’hui à qualifier comme tels. Il s’est donc passé des choses absolument terrifiantes au Guatemala mais, même si beaucoup a été perdu compte tenu de toutes les atrocités commises, une partie de la culture maya est parvenue à survivre grâce à la tradition orale.

Votre film raconte une histoire au centre de laquelle la femme et la relation mère-fille occupent une place importante. Il pourrait être perçu comme féministe. Était-ce une intention de votre part ?

Non, ce n’était pas mon intention de départ. Je voulais avant tout raconter l’histoire vraie de Maria. Mais il est un fait qu’au Guatemala, lorsque l’on est une femme, que l’on est indienne et que l’on est pauvre, on subit de plein fouet tout le poids de la société. Maintenant, si mon film a permis de donner la parole à des personnes qui, habituellement, n’ont pas voix au chapitre, et s’il est perçu comme féministe, j’en suis très fier.

Tout au long du film, on a l’impression que la position de la femme, voire sa psychologie, est teintée d’ambivalence. (Maria est à la fois forte et silencieuse ; sa mère est à la fois rude et pétrie de tendresse). Est-ce dû au syncrétisme culturel qui est à l’œuvre dans votre film ?

Je ne suis pas sûr que cette ambivalence soit due au syncrétisme culturel. Je crois que, fondamentalement, l’être humain n’est ni noir, ni blanc ; il évolue constamment dans une zone de gris, et c’est ce qui m’intéresse particulièrement d’explorer. Au Guatemala, la femme qui souhaite aller d’un point A à un point B, doit développer une stratégie incroyable qui l’amène à passer par toutes les lettres de l’alphabet pour atteindre son but, ce qui n’est pas le cas de l’homme pour qui la vie est beaucoup plus simple. Les femmes dépensent une énergie extraordinaire pour mener à bien des choses très basiques. Cela peut paraître étonnant car a priori, on pourrait croire qu’à certains égards, la société guatémaltèque est matriarcale, et il est vrai que sur le petit terrain qui est laissé aux femmes, elles sont reines mais, malheureusement, très vite elles sont confrontées aux frontières du machisme.

Le syncrétisme religieux est également très présent dans votre film. Pouvez-vous nous éclairer plus amplement sur cet assemblage spirituel très particulier ?

Le syncrétisme religieux est en effet très particulier au Guatemala. Il y a un exemple très parlant et qui me plaît beaucoup concernant cet assemblage religieux : dès lors que les colons espagnols ont reconnu que les mayas étaient dotés d’une âme, ils leur ont imposé leur Dieu comme si le concept du Dieu chrétien était simple à comprendre. Et le fait est que même si tout le monde ne parle pas espagnol au Guatemala, tout le monde est par contre capable de prier en espagnol ! Les lacunes conceptuelles demeurent donc toujours. Ainsi lorsque les colons ont dit aux Mayas : « Si vous n’observez pas les règles de l’Eglise, vous brûlerez en enfer à perpétuité », ce dogme est apparu comme très étrange pour les Mayas car pour eux, le feu est sacré. Brûler éternellement, ce n’est donc pas si mal, car cela signifie vivre toujours ! Autre exemple que l’on voit dans le film : la communauté Kaqchiquel honore une divinité appelée Maximun (prononcé mashi-moon). Il existe de très nombreuses théories sur la naissance de ce Dieu. Parmi elles, il y en a une qui me plaît beaucoup et qui raconte qu’au départ, Maximun était un arbre que l’on vénérait. Les colons qui ont imposé leur religion voulaient en finir avec ce type de croyances et ont donc interdit les rites qui tournaient autour de Maximun. Pour contourner cette interdiction, les Mayas ont sculpté les têtes des espagnols dans les arbres et leur ont dit : ce n’est pas un Dieu Maya que l’on prie mais c’est vous que l’on idolâtre. Et les Espagnols, flattés dans leur orgueil, ont dès lors accepté ce rite et ont même donné une place à cette divinité à côté du Christ dans les églises. Et c’est ce qui explique que la dévotion à Maximun a perduré. Cette divinité est d’ailleurs très particulière car elle est dépourvue de moralité. Lorsque l’on veut lui demander une faveur, il faut lui faire offrir des plaisirs mondains (de l’alcool, des cigarettes, de la soie, de l’argent…tout ce que l’on a de précieux), et quelle que soit la requête faite, celle-ci s’accomplira mais le prix sera identique à la demande. Je m’explique : si vous demandez la mort de quelqu’un, vous en paierez le prix avec votre propre mort.

Et vous, personnellement, comment vous situez-vous par rapport à ces croyances et à cet héritage religieux ?

Je suis issu d’une famille complètement métisse. Mais évidemment, en termes généalogiques, mes racines indiennes ne sont pas précisément identifiables car elles ont dû être dissimulées, et c’est donc l’héritage espagnol qui a dominé culturellement. Néanmoins, comme j’ai grandi au sein de la communauté Kaqchiquel, je connais donc très bien ses rites et ses coutumes. Selon moi, les religions ont en commun une absence de fondement réel. À titre anecdotique, j’étais en France il y a quelque temps, et lors d’un dîner, j’évoquais Maximum, et un homme s’est ouvertement moqué du culte qui lui était voué et a notamment dit : comment est-il encore possible d’être aussi arriéré à notre époque !? Sa femme lui a répliqué que ce n’était pas moins idiot que de croire qu’une Vierge avait pu donner naissance à un enfant. Tout ça est très fascinant : que tout un peuple croit à ce qui, rationnellement, est incroyable. Il y a une magie dans les religions qui est captivante. Personnellement, l’absurde m’intéresse. Je ne suis donc pas spirituellement attiré par les religions mais les absurdités qu’elles créent, elles, m’intéressent énormément.

Votre film se concentre autour d’une famille et d’une communauté Kaqchiquel. Pourtant, à plusieurs reprises, la présence du géant américain est perceptible. Tantôt elle agit comme une force d’attraction tantôt elle inspire la répulsion. Comment expliquez-vous cette ambivalence ?

En effet, l’ambivalence est réelle et elle s’explique historiquement. À partir du moment où on dépossède un peuple de toute sa valeur, celui-ci cherche à ressembler à celui qui est considéré comme le meilleur. Il y a donc une forme d’attrait ; mais dans le même temps, la tragédie des Mayas, que l’on a essayé d’annihiler, elle, est toujours aussi ancrée. Et lorsque l’on sait que la réussite au sens du modèle capitaliste repose sur la possession d’argent et que parallèlement à cela, la majorité de la population guatémaltèque vit avec un dollar par jour et qu’elle sait qu’il est possible de gagner 12 dollars par heure aux Etats-Unis, l’exil est séduisant. Aujourd’hui encore, la discrimination en fonction de la couleur de peau est toujours bien réelle au Guatemala : plus blanc on est, au mieux on est considéré et au plus on a de gens en-dessous de soi susceptibles d’être discriminés. Il existe toujours bel et bien une supériorité raciale. Néanmoins, en dépit de toutes les atrocités vécues par le peuple guatémaltèque et nonobstant les inégalités raciales, la richesse humaine de ce pays demeure. Le Guatemala est un pays extrêmement accueillant, sa population est formidablement gentille, notamment dans les villages et les campagnes (en ville, la vie est plus compliquée car la méfiance envers l’autre est beaucoup plus grande). La solidarité présente dans les villages et la fraternité qui y règne sont vraiment exceptionnelles. Il est donc extraordinaire, voire fascinant, que tout cela cohabite au sein d’un tout petit territoire.

Ixcanul signifie « volcan », et se réfère plus précisément à « la force qui bout à l’intérieur du volcan et qui cherche à exploser ». Dans votre film, le volcan a la présence d’un personnage et symboliquement, il est non seulement relié à Maria mais aussi à sa mère.

En effet, je voulais que le volcan soit l’_alter égo de Maria, et c’est donc comme ça que je me suis efforcé de le traiter. Il est aussi relié à la mère de Maria car je crois que si nous avions pu suivre le destin de Maria après la fin du film, celle-ci serait devenue comme sa mère. Il serait d’ailleurs intéressant pour moi d’explorer la vie de Joanna (la mère de Maria) car elle, a vécu durant la guerre. C’est bien beau de dire que ces femmes sont très fortes car elles vivent au contact d’une nature parfois rude ; mais ces femmes sont aussi extrêmement fortes car elles ont vécu des choses absolument terribles. Et pour y survivre, il leur a fallu devenir très fortes.

La langue que parlent vos héros est très conceptuelle, très imagée, et dans cette perspective, elle induit une certaine poésie. Dans quelle mesure la langue a-t-elle influencé votre mise en scène et votre photographie car il émane de certaines scènes une rare force poétique ?

Je crois que cela est principalement dû à la culture sur laquelle nous avons travaillé. Je suis évidemment fasciné par le cinéma mais ce n’est pas le cinéma qui m’a amené à devenir réalisateur ; c’est bien plus l’envie de raconter des histoires. Et dans cette perspective, le langage cinématographique m’apparaît comme le plus complet. Je ne pars jamais d’une technique, d’une esthétique ou d’une envie cinématographique pour la transposer à une histoire ; c’est tout le contraire : c’est l’histoire qui va inspirer mon langage cinématographique. Je suis très admiratif à l’égard de ces gens qui prennent une caméra, font des plans desquels se dégage, comme par magie, un récit. C’est un exercice dont je serais tout à fait incapable, et qui à titre personnel, ne m’intéresse pas beaucoup. Dans un premier temps, je voulais vraiment pénétrer cette réalité, m’ancrer dans ce monde, rentrer dans ce rythme de vie. Par la suite, en collaboration avec mon directeur de la photographie et ma chef décoratrice, qui ont tous deux une vision du cinéma allant au-delà de leur fonction à proprement parler, nous avons étudié très froidement la réalité avec laquelle nous allions tourner, et c’est elle qui a déterminé notre manière de travailler. Certains plans apparaissent à première vue comme très contemplatifs car ils sont très larges et les personnages y évoluent chacun dans un coin de l’écran. Ceci s’explique par le simple fait que matériellement, nous n’avions pas les moyens de créer un film en le découpant énormément. Il revient donc au spectateur d’effectuer lui-même ce découpage en allant d’un endroit à l’autre de l’écran.

La scène d’ouverture de votre film et sa clôture sont analogues. Cependant, entre temps, Maria a évolué, et la perception de son sort semble différente.

En fait, la première image et la dernière image font partie de la même scène que nous avons décidé de découper au moment du montage. Maintenant, je trouve que c’est là la magie du cinéma qui donne l’impression que Maria est devenue une femme différente à la fin, compte tenu de ce qui a été raconté à son sujet entre la première et la dernière scène. J’adore la liberté d’interprétation qui est laissée aux spectateurs dans le cinéma et qui fait que les gens voient des choses que nous ne pouvons pas dire !

Est-il exact de dire qu’au début, Maria subit les choses tout en étant habitée par une forme de colère rentrée alors qu’à la fin, elle semble se résigner à une acceptation fataliste de son sort ?

C’est tout à fait juste, et c’est exactement en raison de cette différence de sentiments que nous avons décidé d’ouvrir et de fermer le film de la même manière. Au départ, ce n’était pas écrit comme tel mais il était important de souligner la dignité avec laquelle elle accepte son sort, qui, d’ailleurs, correspond encore et toujours à la position actuelle de la femme dans cette société. C’est la raison pour laquelle le volcan n’entre pas en éruption ; c’est pourquoi Maria ne peut pas encore s’imposer.

C’est la première fois qu’un film guatémaltèque passe la rampe d’un Festival tel que Berlin et qu’il y est aussi bien accueilli [1]. Pouvez-vous déjà mesurer l’impact du prix Prix Alfred Bauer sur vos futurs projets et sur le cinéma guatémaltèque en général ?

Je perçois surtout un impact positif sur le devenir du cinéma guatémaltèque dans son ensemble grâce ce film. Il n’y a pas que moi ; d’autres ont lutté pour la défense du cinéma guatémaltèque. Cependant, il est vrai que c’est la première fois qu’un film issu de mon pays reçoive un accueil aussi grandiose, et c‘est pour moi quelque chose qui a beaucoup de valeur. Pour réaliser Ixcanul, j’ai contracté un prêt personnel, je suis allé le tourner et j’ai pu le terminer grâce à une co-production française. La pression était immense, et mon entreprise reposait sur une forme d’inconscience. Je ne crois pas que je serai capable de tourner à nouveau dans de telles conditions et si Ixcanul me permet de réaliser mon prochain film dans un confort psychologique plus grand, j’en serai très content.

(Propos recueillis par Christie Huysmans)

[1] Au moment de réaliser cette interview, le Grand Prix du Jury du Festival de Gand n’avait pas encore été attribué à Ixcanul.