Joachim Lafosse : ’Elève Libre’

« A nos limites ». C’est sur ces quelques mots que débute « Elève Libre », le nouveau film de Joachim Lafosse. C’est bien aux limites que s’adresse le réalisateur. Les limites du montrable, du filmable. Les limites d’une histoire, d’un sujet sensible. Les limites du spectateur, et de ce qu’il est à même de voir sur un grand écran. De ce qu’il est à même de penser aussi. Car c’est à cela que Joachim Lafosse tente. Cinéaste du réflexif, sa volonté est de pousser le public à se faire ses propres opinions. Au travers de la discussion, le réalisateur livre son point de vue sur son art, un regard nourri tant par son expérience personnelle que par notre monde environnant.
(Justine Gustin)

(CinéFemme-CF) Est-ce que vous envisager le cinéma comme un moyen de communication ?
(Joachim Lafosse-J.L.) Je ne l’envisage que comme cela. Pour moi, le cinéma est à la fois un outil et un espace qui permet au spectateur de découvrir sa subjectivité. Cela en entrant dans une réflexion avec les auteurs.

(CF) Un cinéma réflexif ?
(J.L.) Je n’appréhende pas le cinéma comme un outil de jouissance et de divertissement. Pour moi, c’est plus que cela. Cela est d’ailleurs vrai pour l’ensemble des arts. Quand je fais un film, j’ai toujours la volonté de partager une réflexion avec le spectateur. Je vois le cinéma non pas comme un miroir, parce que ce terme est trop lié à une idée de narcissisme, mais comme un entre-deux, entre l’auteur, le spectateur et l’art.

(CF) Qu’en est-il de cet entre-deux pour « Elève Libre » ?
(J.L.) Avec « Elève Libre », j’ai cherché à faire un film qui présente la vie de personnages aux spectateurs, et de permettre à ces derniers d’en avoir leur propre opinion. La thématique de l’abus, du lien pervers est souvent présentée de telle sorte que l’on suggère au spectateur ce qu’il doit en penser. J’avais à l’inverse l’envie de lui donner l’opportunité de se faire sa propre opinion. De se faire juge de ce qu’il voit.

(CF) De prendre part à ce qui défile sous ses yeux.
(J.L.) La fonction du cinéma n’est pas de faire des lois. Mais de pousser à faire réfléchir sur le sens des lois. Avec « Elève Libre », j’ai raconté l’histoire d’un abus pour que le spectateur s’interroge sur le sens de la loi et de ce qui est transgressé.

(CF) Et vous n’avez pas peur d’effrayer le spectateur en lui demandant une telle démarche ?
(J.L.) Parfois c’est en travaillant que l’on a du plaisir. Si moi j’ai eu du plaisir en réalisant ce film, je pense que le spectateur, s’il le suit et s’il effectue le travail nécessaire, aura un grand plaisir à son tour.

(CF) Vous cherchez à rendre le spectateur le plus actif possible…
(J.L.) J’ai souvent constaté qu’une large partie du public aimerait bien qu’on lui dise ce qu’il doit penser du film. Ca ne m’étonne pas du tout, vu que la plupart des films fonctionne de cette façon.
En ce qui me concerne, j’ai envie de faire autre chose du spectateur qu’un consommateur. J’ai envie d’en faire un sujet qui s’investit dans le film. D’où l’intérêt de faire des films en creux, qui ne montrent pas tout, ne disent pas tout. Pour laisser de l’espace au public.

(CF) Cette part active que vous attendez du public est loin de la démarche actuelle vis-à-vis de l’art.
(J.L.) Je me rends compte que notre société de consommation ne cesse de remplir, de ne laisser aucune place au spectateur pour au contraire le gaver. Cela fait de nous des êtres qui ne supportent pas le manque, le creux et la frustration. Or pour moi, être adultes, c’est justement accepter le manque. Vivre avec. Et en même temps être dans le désir.

(CF) Dans une tension vers l’avant.
(J.L.) Une tension pour pousser le public à donner son avis et non pas à chercher à trouver le mien. Je suis d’ailleurs heureux de voir qu’avec « Elève Libre », les gens posent leur opinion. Elles ne me plaisent pas toujours mais bon, faut-il chercher à plaire finalement ?

(CF) Vaste débat…
(J.L.) Oui, mais débat pertinent lorsqu’on voit ce que devient le cinéma.

(CF) Et l’art en général.
(J.L) Effectivement. Mais le cinéma est terriblement lié à cette notion de plaire, puisqu’il fonctionne de paire avec l’idée de divertissement. Et d’argent aussi.

(CF) Pour revenir à votre parcours, et à vos trois précédents longs métrages, est-ce que vous voyez « Elève Libre » comme une continuité ou comme une rupture ?
(J.L.) C’est une continuité. « Elève Libre » est ce qu’il est grâce à mes précédents films. A ce que j’y ai expérimenté.
Par contre, pour moi, chaque film est un objet, une œuvre en soi. Chaque histoire mérite sa forme. C’est donc aussi mon travail que de trouver la forme qui s’accorde au fond.
Je suis heureux de constater qu’avec ce nouveau film, on me parle beaucoup du fond, du sujet. Ca, pour moi, c’est une réussite. La forme passe presque inaperçu. Alors que formellement et techniquement, « Elève Libre » est beaucoup plus complexe et beaucoup plus abouti que mes précédents films.

(CF) Une forme tout à fait différente que celle développée dans « Nue Propriété ».
(J.L.) Ma volonté était ici d’installer Jonas avec des personnages tournant autour de lui, l’entourant, l’hypnotisant, un peu comme le serpent autour de Moogly dans « Le Livre de la Jungle ». Je voulais une caméra fluide, que l’on ne voit pas. Parce que par définition, la perversion est difficile à déceler.

(CF) Une perversion pas forcément évidente à filmer.
(J.L.) J’ai évidemment du me poser la question de la limite de ce que j’allais montrer. Dans un film qui pousse le spectateur à penser les limites, cela allait forcément de soi.
Se poser la question des limites de ce que l’on montre, c’est ça être cinéaste. Avec « Elève Libre », je me suis posé cette question à chaque seconde. J’ai travaillé l’ellipse, le hors champs, par volonté de ne montrer que ce qui me semblait essentiel.
Paradoxalement, c’est peut-être ce qui dérange le plus les spectateurs. Ces derniers sont tellement accoutumés aux images pornographiques, que c’est de ne pas montrer mais de suggérer qui leur pose le plus de problèmes.

(CF) A ce propos que pensez-vous de cinéastes tels que Larry Clark[1], Jane Campion[2] ou Vincent Gallo[3], qui intègrent des scènes pornographiques au sein de film narratif classique ?
(J.L.) Pour moi, ça pose problème. Je ne veux pas être moraliste. Mais je pose la question : peut-on parler d’un abus et prendre le risque de faire faire à des adolescents des choses aussi complexes ? Je ne courrais pas le risque. Il y a une éthique du cinéma. Enfin, j’ai mon éthique du cinéma.

(CF) Au moment du tournage, comment gérer une histoire de la sorte ?
(J.L.) En en parlant, simplement. A partir du moment où Jonas comprenait le sens, le pourquoi de ce que l’on faisait, il était à même de le jouer. Il comprenait la situation de son personnage, et il avait envie de parler de cette situation. De l’état de frustration d’un adolescent, en décalage tant par rapport au tennis que par rapport à l’école.

(CF) A ce propos, comment envisager vous l’éducation ?
(J.L.) Pour moi, c’est la transmission de la nécessité de penser les limites. C’est faire entendre la fonction des lois universelles, qui font de nous des humains.

(CF) Un élève libre, à la fois en processus d’éducation, mais sur un parcours vers la liberté, une liberté galvaudée.
(J.L.) La liberté est devenue la grande quête de tout le monde. Mais ce n’est pas parce que l’on est en quête que l’on doit arrêter de réfléchir pour autant.
Les adultes du film ont oublié cela. Ils s’inscrivent dans une démarche très contemporaine de volonté de rencontrer une vie dans laquelle il n’y aurait pas de frustration, mais au contraire une jouissance perpétuellement possible, ce qui est un mensonge énorme et démontre une immaturité totale.

(CF) Une attitude fruit de notre histoire ?
(J.L.) On ne peut pas nier l’histoire. On a acquis des libertés fondamentales. Mais elles ne doivent pas nous empêcher de réfléchir. On doit continuer de les penser. Or il y a à notre époque une sorte de hiatus terrible à ce propos.

(CF) Et qu’en est-il de la jeunesse actuelle ? Est-elle prête, selon vous, à voir votre film ?
(J.L.) Je suis très heureux de remarquer que ce sont les jeunes qui comprennent le mieux le film. Qui saisissent le plus clairement son sujet.
Or pour moi, c’est un film pour adultes. C’est un film qui traite d’adultes qui ne sont pas à même de trouver leurs limites.

(CF) Et qui ont un sérieux problème à gérer leurs envies…
(J.L.) Ils ont une incapacité à formuler son désir. C’est pour moi une des thématiques centrales du film. Et c’est aussi ça, pour moi, éduquer. C’est permettre à l’autre de découvrir son désir et de le faire exister. Jonas ne parvient pas à mettre le doigt sur ce qu’il désire. Et il n’est en rien aidé par les adultes qui l’entourent. Parce que ces derniers sont incapables de formuler leurs désirs. On ne le dit pas souvent, mais le pervers, Pierre ici, souffre énormément de cette incapacité.

(CF) Un autre thème est celui de la manipulation.
(J.L.) J’ai voulu montrer combien un névrosé, dans sa quête de réponse, dans son envie de rencontrer la perfection, de devenir quelqu’un de bien, dans son angoisse, est fait pour rencontrer le pervers, qui lui, amène les réponses à toutes les interrogations du névrosé.
(CF) Ce névrosé, Jonas, que vous suivez avec ferveur. Peut-être comme vous ne l’avez jamais fait pour aucun autre personnage de vos films précédents.
(J.L.) Il y a une plus grande acuité de regard sur Jonas. Ce qui m’intéresse, c’est la vie du personnage, effectivement.

(CF) Quel regard porté vous sur le cinéma actuel ?
(J.L.) Je trouve qu’il ressemble à notre époque. C’est-à-dire qu’il y a un fossé toujours plus grand entre les auteurs et les marchands. Je n’aime pas le clivage actuel entre les films pour jouir et les films pour se découvrir.

(CF) Quel est le dernier film qui vous ait touché ?
(J.L.) « Two Lovers » de James Gray m’a énormément touché. Je pense que c’est un des films de l’année. J’ai aussi aimé le Raymond Depardon.

(CF) Des films qui parviennent à dépasser ce clivage en effet…
Après « Elève Libre », quels sont vos projets ?
(J.L.) Je vais tourner un film au mois de septembre. Je n’ai jamais autant désiré faire un film. Je vais raconter une histoire qui porte toutes les préoccupations que j’ai abordées depuis mon premier film. Je ne vous en dirais pas plus.

(CF) C’est tentant…
Merci Joachim Lafosse.

[1] Dans « Ken Park » notamment.
[2] Dans "In the Cut"
[3] Dans « The Brun Bunny »