Joachim Lafosse : ’Nue Propriété’

Janvier faste pour Joachim Lafosse.
Le 24 janvier "Nue Propriété" sort sur les écrans belges. Sa sortie est programmée en France pour le 21 février.
Le 29 janvier, le jury du festival Premiers Plans d’Angers, présidé par Abderrahmane Sissako, décerne son Grand Prix à "Ca rend heureux".

Cet entretien est le dernier accordé, en Belgique, par le cinéaste dans le cadre d’un accompagnement promotionnel de son oeuvre.

C.F Quel est pour vous le moteur d’un entretien réussi ?

J.L C’est lorsque les deux inconscients, celui de l’interviewé et de l’intervieweur, se rencontrent.
Il y a alors une possibilité d’authenticité qui signe une envie de ne pas parler pour ne rien dire.

Votre film « Nue Propriété » a bénéficié d’une promotion importante (affiches sur transports en commun, cartes postales mises à la disposition des spectateurs, interviews accordées aux 4 supports médiatiques que sont la presse écrite, la radio, la télévision et l’internet (*). N’est-ce pas fatiguant ?

En fait je suis, il est vrai, fatigué mais heureux. Parce que cette promo, ça marche. On fait des entrées : 6.500 la première semaine.

Bravo. Parce que vous étiez en concurrence avec un sérieux poids lourd : Léonardo Di Caprio dans « Blood diamond » ...

(Rires)
J’ai trouvé un truc pour les interviews, c’est de les prendre comme elles viennent. Elles me donnent l’occasion de rencontrer des gens à travers un tiers qui est le film.
C’est fatiguant parce qu’il ne faut pas répondre comme un robot et en même temps c’est surprenant.

Voulez-vous dire que votre pensée dans l’après-coup d’un film continue à se structurer ?

En fait la promotion, par les entretiens et les réflexions qu’elle amène, me confirme dans un désir que j’ai de parler de la famille, de ce lieu qui m’apparaît de plus en plus comme celui de l’apprentissage de la démocratie et de la politique.

Démocratie ?

Oui parce que la démocratie, et on ne le dit jamais, c’est la rencontre entre le masculin et le féminin. Si on oublie cette réalité ou si on essaie d’aller contre, on commence à entrer dans les rapports de force et dans la dictature.

Qu’entendez-vous par masculin/ féminin ? Les parts de ces deux sensibilités que chacun porte en lui ?

Non, j’entends homme et femme. Ceux sans lesquels un enfant ne peut se structurer. Ceux sans lesquels il ne peut devenir un être adulte.
Quand dans une famille il y a un tiraillement entre le masculin et le féminin, c’est le début de la violence.

Etiez-vous conscient de parler de ça à travers l’histoire de Pascale, cette mère de famille divorcée qui vit avec ses deux fils une relation difficile ?

Non, c’était plutôt inconscient et c’est la promo qui m’a amené à préciser, à faire en quelque sorte émerger, ce sentiment latent…

... qui était déjà présent dans votre premier long métrage « Folie privée » ?

Exact.
Mais dans « Nue Propriété » il y a quelque chose de plus, une espèce de négation des enfants de la part des parents qui ne leur permettent pas de grandir en paix et en maturité.

Et c’est ce qui les rend violents ?

Oui, parce que n’ayant pas été constitués par leurs mère et père, ils ne savent pas s’en éloigner et prendre leurs distances. Quelque chose ne s’est pas transmis.

Lorsque dans la troisième scène du film, Pascale dit à ses deux fils « si un jour vous ressemblez à votre père, je me flingue », ça devient compliqué de lâcher sa mère pour envisager un jour de fonder une famille à son tour.

Cette attitude maternelle est-elle constitutive d’un frein au désir de François et de Thierry d’exister par eux-mêmes ?

Bien entendu, il devient pour eux, dans ces conditions, difficile de trouver et de prendre leur
place.
Un enfant qui grandit en ayant l’impression que son désir n’est respecté que s’il est conforme à celui de ses parents, cesse vite d’exprimer son propre désir.
Comme Thierry et François qui donnent l’impression de ne pas avoir d’envies propres si ce n’est celle de ne pas quitter leur mère.

Leur mère ou leur maison ? Celle-ci n’est-elle pas une métaphore d’un lien ombilical qu’on n’arrive pas à couper ?

Effectivement d’autant plus qu’avec une mère qui a tellement éloigné le père, s’éloigner de la maison qui est le bien que le père a donné aux enfants, c’est lâcher une part d’eux-mêmes à laquelle ils ne sont pas prêts parce qu’ils n’ont pas été préparés à être prêts.

Cette histoire de maison donnée aux enfants, est-ce elle qui a motivé le choix du titre « Nue Propriété » ?

Oui, il y a quelque chose de malsain dans cette idée parce qu’elle donne l’impression d’une transgression, celle d’hériter avant l’âge d’une part et d’une part d’être propriétaire sans avoir la jouissance du bien. A quoi ça sert d’avoir sans jouir ?

En droit on assimile la nue propriété à une forme de démembrement …

Je ne le savais pas, mais c’est une idée très intéressante...

... ce qui prouve qu’on ne fait pas un film avec uniquement du savoir, qu’il y a quelque chose de plus secret, de plus inconscient dans l’élaboration d’une œuvre qu’elle soit cinématographique ou autre.

(Rires)
Ce démembrement évoque pour moi une incomplétude, une incapacité à être soi, à incarner son propre désir. Ce qui peut engendrer une insatisfaction qui peut elle-même engendrer une frustration, une hystérie.

Vous pensez à celle de Pascale ?

Oui
Et je pense aussi à ma propre situation. Lorsque j’ai appris, à 21 ans, que mon père m’avait ainsi qu’à mon frère (jumeau. On y reviendra) donné la nue propriété d’une maison, pour nous protéger de notre mère, je ne l’ai pas supporté.
J’ai besoin en tant qu’enfant d’avoir confiance en ma mère.

Est-ce que finalement dans « Nue propriété » vos trois personnages principaux ne sont-ils pas tous démembrés ?

En tout cas j’ai l’impression qu’ils n’arrivent pas à vivre d’une façon autonome leur intimité.

Comme dans cette scène où l’on voit, dans la salle de bains, Thierry se brosser les dents alors que Pascale prend sa douche.

Effectivement. J’ai voulu par là montrer que dans cette maison qui est pourtant grande et vaste, les habitants s’arrangeaient pour n’avoir aucun endroit à soi. Ce qui correspond assez bien à l’idée
loft des années quatre-vingt qui dénie, chez l’individu, toute envie de « privacy ».

Il faudrait réintroduire l’envie de lire « A room of her own’s » de Virginia Woolf…

J’ai le sentiment qu’aujourd’hui plus rien ne peut être secret. On a pris de la psychanalyse (et vous savez que j’en ai fait une pendant de longues années) la nécessité du tout dire.
C’est une erreur. Pour qu’une famille fonctionne correctement, il ne s’agit pas de tout dire mais de dire ce qui fonde son désir et d’être entendu dans cette parole.

Ce que n’arrive pas à faire Pascale ?

Notamment dans cette scène où elle est surprise par ses enfants en train de manger un morceau de tarte apporté par son voisin et amant, Jan. Elle ne dit pas la vérité à savoir qu’elle aime cet homme.

Parlons-en justement de Jan. Il joue un rôle essentiel dans votre film

Il incarne en quelque sorte l’incapacité de cette famille à sortir de son symptôme, de sa maladie
qui consiste à ne pas donner à ses membres la possibilité de s’en éloigner.

Est-ce cette difficulté de donner sa place à un tiers ne revêt pas, chez vous qui avez un jumeau, une coloration particulière ?

La difficulté est double.
Il y a d’abord celle du tiers qui doit se positionner par rapport au couple gemellaire et ensuite celle des jumeaux, encore plus complexe, de laisser une place au tiers .
Il y a toute cette problématique du double Œdipe. Il n’y a pas qu’un rival, le parent du sexe opposé, il y a aussi le frère qui est tout le temps là.
Votre question me donne envie de revenir sur les raisons pour lesquelles j’ai choisi le titre de
« Nue Propriété ».

J’écoute avec attention. Allez-y.

J’ai toujours trouvé étrange cet accolement des mots « nue » et « propriété ».
En effet quand on est nu, on ne possède rien si ce n’est soi.
On a donc associé deux mots contradictoires qui renvoient, dans ma conception des choses, à
l’impossibilité de concevoir une intimité si on n’a pas un lieu, un endroit où se positionner.
Je suis un enfant de la « philosophie post soixante-huitarde » qui prônait les notions de liberté, d’égalité des valeurs, de mise en commun des choses, de mise à mal de la puissance parentale.

Voulez-vous dire par là que les effets retard de cet état d’esprit sont plutôt négatifs ?

En tout cas ils ont fait exploser les fonctions de chacun et les structures, y compris celle d’autorité, dont on a besoin pour grandir.

D’où votre prologue au film ?

Effectivement j’ai eu envie d’opposer à cet « il est interdit d’interdire » ces 3 mots « à nos limites ».Pour vivre ensemble, il est nécessaire de respecter les limites de l’autre.

La première et dernière scène (fors celle du dernier plan séquence) de votre film lui donnent une force et une unité particulières.
Dans la première, qui me fait penser au « stade du miroir » - étape primordiale de l’évolution psychique d’un être - de Lacan : Pascale se mire devant une glace. L’idée qu’elle a d’elle-même est le reflet d’une image partagée par ses deux fils qui la regardent. Dans la dernière, elle est agenouillée et ramasse des bris de verre. Ses deux fils ne sont plus présents . Elle s’est enfin mise en mouvement…vers elle-même peut-être.

Voilà ce qui s’appelle regarder attentivement.
La lecture que vous faites du personnage est une lecture, celle qu’autorise la psychanalyse.
Dans mon chef, lorsque j’ai tourné ces scènes, cette lecture était inconsciente.
Par contre je suis en train de découvrir que l’énigme pour moi la plus fascinante est celle de la féminité.

Les terra incognita et Que Voi de Freud ?
Mmm...Pascale n’est pas un lieu d’accueil. Peut-être parce qu’on ne lui a pas transmis cette image de la femme et que dans son parcours de vie elle ne l’a pas découvert par elle-même.
Je vais peut-être un peu loin dans ma réflexion, mais je crois que c’est quand le féminin est un lieu d’accueil que le masculin peut s’en éloigner.

Voulez-vous dire que l’accueil d’une mère détermine l’avenir des fils ?

En tout il déterminera l’apaisement sur lequel ils prendront appui pour s’éloigner d’elle et vivre leur vie. Pascale est plus immature que féminine.

L’amour que lui porte Jan pourrait la « fertiliser » - un des leit motiv de votre film précédent « Ca rend heureux » - en l’aidant à prendre conscience qu’aimer c’est permettre à l’autre de prendre sa place, de s’éloigner ?

J’aime beaucoup le rôle de Jan. Il est généreux et en même temps il est le seul à défendre ses limites en disant à Pascale qu’il en a marre et que c’est à elle de se débrouiller avec ses fils.

Kris Cuppens est magnifique dans ce rôle.

Je tenais absolument à lui donner ce rôle. Dans « Folie privée » il était un homme envahi par la peur de perdre son fils. Je voulais lui faire jouer un rôle d’homme constructif, courageux qui ose prendre distance dans une relation parce qu’il y occupe une place qui ne lui convient pas.

A propos de place, votre film la privilégie par un recours formel à des cadres fixes...

Je suis très intéressé par une mise en adéquation de la forme et du fond d’un propos.
Il m’a donc paru intéressant de faire cohabiter les personnages dans des cadres immobiles ….

…qui ont quelque chose du morbide des natures mortes en peinture….

...ou des cadres fixes qui donnent l’impression que ceux qui les habitent manquent de place.
Dans cet ordre d’idées, je voulais que les personnages entrent et sortent du cadre et non que le cadre suive le personnage. Suscitant ainsi chez le spectateur la question du film : Pascale, Thierry, et/ou François vont-ils quitter la maison ?

C’est une idée judicieuse d’autant plus judicieuse qu’elle permet une rupture totale de ton avec la dernière séquence, un long mouvement arrière qui s’accélère.
Et qui donne l’impression plutôt de prendre une distance par rapport à une situation que d’aller vers quelque chose.

Effectivement et cette mise à distance a quelque chose de déchirant….

Comme une naissance à soi, musicalement accompagnée d’un son de violoncelle qui lacère l’âme. Quelle est cette musique ?

J’ai longtemps hésité à utiliser cette musique car elle est effectivement pleine d’émotions.
Et en même temps j’ai pris conscience que la musique est vraiment la voix (la voie) de l’inconscient.
Pour en revenir à votre question le morceau s’appelle « Résurrection », c’est une improvision libre
sur un morceau de Mahler par un groupe de jazzmen new-yorkais « Hurricane »

« Résurrection » ça fait penser à Pâques. Et Pâques renvoie au prénom de vos héroïnes de « Folie Privée » et de « Nue propriété », Pascale …

Ce prénom renvoie aussi à la problématique du féminin et du masculin dont je parlais en début d’entretien puisque ce nom est hermaphrodite, il est porté aussi bien par les hommes que par les femmes.

Est-ce l’un des thèmes constitutifs de votre film n’est pas aussi le lien…

…en fait les liens. Celui que l’on entretient avec la matérialité, en l’occurrence une maison.
Celui que l’on a avec ses parents. Et celui que l’on a avec ses frères et sœurs. Avec « Nue Propriété » j’ai dé-gemellisé.

Dé-gémellisé ?

Oui. Ce qu’il y a de dangereux dans l’éducation c’est la notion de justice entre les enfants que les parents veulent transmettre. En particulier avec les jumeaux, cette notion d’égalité peut les emmener droit vers la guerre.
On ne peut pas donner la même chose à ses enfants. C’est ce que ne comprend pas le père dans
« Nue propriété »
Face à un couple de jumeaux, il est important qu’existe un autre couple - celui du père et de la mère. Quand ce n’est pas le cas il peut y avoir une nécessité, chez les deux frères, de se détruire.

Cette violence, cette ambiance bagarreuse entre Thierry et François est rendue palpable à la fois par votre regard de cinéaste et par la façon dont Sophie Vercruysse a monté le film. Plus au couteau qu’aux ciseaux pourrait-on dire.

J’ai fait tous mes longs métrages avec Sophie. Dans sa façon de monter, elle a su rendre cette idée que le drame de « Nue Propriété » réside dans le fait que les personnages ne savent pas se séparer. Dès lors ils ne peuvent que rompre. Ce qui est un geste beaucoup plus violent.

Pouvez-vous nous dire quelques mots du processus de création qui a précédé le premier enclenchement de la caméra ?

J’ai eu l’idée d’une mère et de ses deux fils. Elle souhaite vendre la maison dans laquelle ils vivent. J’ai mis cette idée sur papier. C’était 10 lignes au grand maximun. Pour moi un film ce n’est pas plusieurs idées mais une idée creusée avec profondeur et sans concession.
Ensuite sur base de ce synopsis, j’ai écrit un traitement de chaque séquence sous forme de descriptif sans dialogue. C’est un travail que j’ai fait seul pendant quelques mois. Me rendant compte que je n’y arriverais pas tout seul, j’ai demandé à François Pirot de m’aider. Là on a travaillé pendant 1 an sur le traitement et 6 mois sur les dialogues.

Ensuite…

On a remis le dossier à la Commission du Film qui a refusé.
On a mis cinq ans à convaincre la Commission que le film était intéressant.

5 ans ! A quoi attribuer l’approbation finale ?

Etant donné que le dernier projet ressemblait très fort au premier, le changement d’avis est surtout motivé par le changement des membres de la Commission et par l’arrivée d’Isabelle Huppert dans le casting.

Ce parcours du combattant me fait penser à Werner Herzog et à sa réponse à une question qui lui a été posée concernant les qualités que devait avoir un cinéaste ?
Il a répondu « la détermination et la capacité de supporter l’humiliation ».

Pour la détermination je suis tout à fait d’accord.
Pour l’humiliation, j’ai décidé d’arrêter de penser que ce sont des humiliations.
Parce que même si les refus me font souffrir, ils font partie de mon métier.
Mon seul objectif est de faire le film. Ma seule victoire est de le voir terminé. Ma seule exigence est
que je reste seul maître du film depuis son élaboration jusqu’à sa mise en boîte.

Pas de compromis ?

Pas de compromis. En cas de besoin, des rapports de force que j’assume.

Vous imaginez-vous exercer un autre métier que celui de cinéaste ?

Peut-être psychanalyste.
Ou photographe mais plus tard.

Le cadre fixe ultime…

Oui et aussi un retour aux sources. Mon père est photographe et le cinéma c’est quand même 24 images par seconde. Essayer de raconter quelque chose avec une image doit être assez sublime.
Mais ce n’est pas encore le moment. Pour l’instant, je me sens complètement cinéaste. Je questionne et je regarde la vie avec la pensée et l’œil d’un cinéaste.

Vous donnez l’impression d’habiter votre désir

C’est vrai mais pour y arriver il faut renoncer à certaines choses.

Renoncer c’est quelque part accepter de se séparer. De se séparer de l’envie de tout faire.

C’est bizarre ce que dites parce que je vais commencer à écrire un film qui s’appellera « Choisir ».

Et dans l’immédiat ?

Je commence un tournage en septembre. Le film parlera du décrochage scolaire et aura pour titre « Elève libre ».

Pour en revenir à cette notion de choix, est-ce que être cinéaste ce n’est pas devoir faire tout le temps des choix ?

Effectivement, c’est choisir sans arrêt. Quel comédien, quel son, quelle lumière, quelle musique ?
Cette succession de choix fonde ma passion pour le cinéma.
J’aimerai que ma vie soit comme ça aussi, parce qu’avec le choix et les renoncements qu’il implique apparaît le plaisir.

Si le cinéaste doit avoir la clé du choix, il devrait en être de même pour le spectateur en ne privilégiant pas des films de qualité médiocre c’est-à-dire ceux qui n’élargissent pas le regard sur le monde et les autres.
Quel est, pour vous, le rôle du spectateur ?

Il a un rôle essentiel parce que le spectateur permet à l’auteur de sortir du lien que ce dernier a avec sa création. Il est celui qui se met entre l’auteur et son œuvre, qui par l’altérité de son regard empêche l’auteur de tourner en rond, de « narcissiser ».

Redoutez-vous le moment où votre film va sortir en salles et susciter l’avis des autres ?

Non, c’est quelque chose que je cherche. J’ai besoin de percevoir, de sentir l’avis des autres.
Qui me permettent ainsi d’affiner ma pensée.

Allez-vous souvent au cinéma ?

Je vais énormément au cinéma.

Je sais que, parmi vos aînés, vous admirez le travail de Pialat, Cassavetes, Bergman, Kiarostami. Quels sont parmi les contemporains les cinéastes qui retiennent votre attention ?

J’aime beaucoup pour les Belges le travail d’Ursula Meier, de Delphine Noels, des frères Dardenne, de Chantal Ackerman et de Lucas Belvaux. A l’international j’aime bien Desplechin, les premiers Haneke. J’ai vu dernièrement « Requiem » de Hans-Christian Schmid. C’est un film magnifique sur ce qui se passe quand on met son désir au placard.

Il me semble que parmi tous les cinéastes que vous évoquez, il y a un point commun que j’appellerai une force concentrante …

Dans l’art expressionniste que j’aime beaucoup, comme dans un certain cinéma allemand actuel il y a une volonté de regarder son sujet jusqu’au fond, de ne pas se disperser. De privilégier un regard serré sur les personnages plutôt que d’élaborer des idées.
Dans le cinéma que j’aime, le cinéaste suit le personnage qu’il a choisi et c’est ce personnage qui fait le film.

Ce que vous dites, me donne l’impression que vous parlez de votre travail avec les frères Renier.

Effectivement. Je les ai choisis. Ensuite on a fait tous les trois un mois d’écriture sur le scénario, on s’est posé beaucoup de questions. Je les ai observés être. Et j’ai l’impression que quelque chose de leur authenticité à la fois personnelle et fraternelle passe à l’écran.

« Nue Propriété » a été sélectionné pour les festivals de Venise et de Toronto, il va sortir en France ce 21 février précédé de critiques très élogieuses. « Ca rend heureux » vient de recevoir le Grand Prix du Jury du festival Premiers plans à Angers. Comment prenez-vous cette reconnaissance ?

Avec bonheur. Et avec un sentiment de confort parce qu’un prix permet de plus aisément convaincre les producteurs de me suivre dans un nouvelle aventure.
Par contre je veux continuer à avoir le droit de chercher et de me planter sans être dans un processus de performance à tout prix. J’ai quitté le monde de la compétition sportive parce que je souffrais de ce rapport au besoin de gagner. Je ne voudrais pas que la performance me rattrape.

Comment synthétiseriez-vous votre évolution de « Folie Privée » à « Nue propriété » ?

Sur le plan professionnel, j’ai l’impression d’approfondir ce qui fonde pour moi le fait d’être cinéaste : créer un lien juste entre le fond et la forme.
Sur le plan familial, j’ai posé un regard libérateur sur mes parents. Ils ont fait ce qu’ils ont pu.
Et parce qu’ils ont été imparfaits, ils m’ont transmis l’audace d’être imparfait à mon tour.
Sur le plan fraternel : je me suis dé-gémellisé.
Sur le plan privé : j’ai rencontré une compagne avec laquelle j’ai envie de réaliser mon désir d’être père.

Merci Monsieur Lafosse pour ce long entretien.

CinéFemme rappelle qu’il est possible de se procurer un coffret, édité par Cinéart, du premier court « Tribu » et des deux premiers longs du cinéaste
D’intéressantes interviews de Joachim Lafosse et des frères Renier sont disponibles, notamment, sur le site suivant : www.cinergie.be