Paolo et Vittorio Taviani : ’César doit mourir’

Interview par Nicola Mazzanti – directeur de la Cinémathèque Royale de Belgique – des frères Taviani, à l’occasion de la projection en avant-première du film “César doit mourir” au Palais des Beaux-Arts (11 octobre 2012)

Je vais vous poser une question que tous vous auront déjà posée, ou peut‑être pas. Dans la dernière scène du film, Cassius affirme : « Depuis que j’ai rencontré l’art, cette cellule est devenue une prison. » L’art rend-il libre ?

Paolo Taviani : Pour être honnête, c’est lui qui nous a suggéré cette phrase et c’est l’une des raisons qui nous a poussés à tourner ce film.
Cet homme, tout comme de nombreux autres détenus, a vécu dans un univers noir, qui, a un moment donné s’est fendu, causant une douleur profonde, car à travers l’art il a une perception plus claire de ce qu’il a perdu. La rencontre avec l’art développe tout simplement une plus grande conscience.

Vittorio Taviani : Les acteurs demeurent des détenus, des condamnés – dont certains- avec des « peines sans fin », euphémisme pour exprimer la perpétuité. Toutefois, ils savent que ce soir (11 octobre Ndr) le film est présenté ici, à Bruxelles.
Le pouvoir du cinéma réside en cette capacité à les rendre présents ici ce soir, nous sommes ici et eux se trouvent dans l’enfer de leur cellule. Malgré cela, à travers cette représentation, ils ont le pouvoir de s’évader et d’être ici, au moyen de l’écran.

Au fil de vos réalisations vous avez souvent travaillé sur des classiques : Tolstoï, Goethe, Pirandello,… Cette fois-ci c’est de Shakespeare que vous vous êtes inspirés, et pour le mettre en scène, vous avez choisi d’avoir recours au dialecte, peut-être est-ce parce qu’il est possible de se réapproprier cet auteur ?

Paolo Taviani : Pour nous, Shakespeare est un ami. Lorsque nous avons divisé les rôles, nous avons confié aux acteurs leur partie et nous leur avons ensuite demandé de traduire cela dans leur dialecte. C’est à ce moment qu’a vu le jour une histoire collective : même ceux qui ne faisaient pas partie de l’équipe, mais appartenaient à la même région -parlaient le même dialecte-participaient à la transposition de Shakespeare en version dialectale.

Les visages des acteurs sont donc devenus ceux des personnages ?

Paolo Taviani : Avant, tu as dit « Vous vous êtes inspirés de Shakespeare. » Ce n’est pas le cas. Shakespeare est venu après !
Cela faisait un petit temps qu’une amie nous invitait systématiquement à assister aux représentations théâtrales à la prison, jusqu’à ce que nous nous décidions un jour de nous y rendre. Les détenus récitaient l’Enfer de Dante. L’acteur qui devait présenter le chant de Paolo et Francesca nous a vus et reconnus tandis que nous étions assis au premier rang. Il a dit en nous regardant : « Vous pensez avoir compris Dante et la condamnation de Paolo et de Francesca, mais vous ne la comprendrez jamais de la façon dont nous l’avons comprise. Nous sommes en enfer et purgeons une ’ inéluctable condamnation d’amour’ ». Après quoi il s’est mis à réciter le chant dans un merveilleux dialecte napolitain et soudain, nous avons été émus à nouveau de redécouvrir ces vers.
Nous avons alors décidé qu’il était de notre devoir de partager une chose aussi puissante.

Vittorio Taviani : En effet, et nous nous sommes interrogés : que faire de ces hommes terribles et magnifiques ? C’est à ce stade qu’est arrivé Shakespeare avec son Jules César. Avant tout parce qu’il s’agit d’une histoire italienne - romaine – qui évoque un homicide, un complot, des délits. Il existait dans les faits une correspondance inévitable. Prenez par exemple le discours funèbre de Marc-Antoine, il y parle sans arrêt de Brutus comme d’un « homme d’honneur » et n’importe lequel des détenus se reconnaissait dans cette description. Et tout comme ce fut le cas pour cette identification, durant le tournage du film, nous avons sans cesse découvert des correspondances et des moments nouveaux et différents.

Le jour où nous avons tourné la séquence du meurtre de César, toute la prison était au courant. Pour la mettre en scène, Paolo et moi dictions les positions et avions demandé aux détenus de chercher au plus profond d’eux-mêmes cette terrible impulsion qui pousse à ôter la vie à un homme. Tout à coup, nous nous sommes arrêtés, conscients que beaucoup parmi eux étaient condamnés pour meurtre. Et c’est eux qui nous ont demandé de poursuivre, afin de pouvoir faire ressortir leurs crimes. Comme pour se libérer de ce qui avait eu lieu.
L’un d’entre eux a écrit à sa femme pour qu’elle vienne le voir jouer : « Viens me voir sur scène, parce que quand je joue j’ai l’impression de pouvoir me pardonner. »

Paolo Taviani : En travaillant avec eux nous avons commencé à développer un rapport d’amitié. Les gardiens de prison nous ont pris à part pour nous rappeler que ces mêmes hommes avaient commis de graves crimes. Et surtout, que certaines personnes en souffrent toujours. Nous sommes alors tombés nez à nez avec la vérité de ces affirmations et nous avons travaillé avec cette contradiction majeure, il nous était cependant impossible de ne pas remarquer la passion de ces hommes. Nous nous sommes aperçus que dans le fait de jouer résidait une transformation qui rendait ces personnes différentes des criminels qui étaient rentrés dans la prison.
Une fois le tournage fini, nous nous apprêtions à partir, avec toute la troupe, le long d’un couloir menant à la sortie, à la lumière, à la liberté. Les autres remontaient l’escalier pour retourner à l’intérieur de leur cellule et Cassius, tourné vers nous, dit : « Paolovittorio » comme s’il s’agissait d’un nom unique, « dès demain, ici, ce ne sera plus comme avant ».

En Italie il y a au moins 20 prisons qui proposent des atéliers de théâtre, il s’agit là d’un exemple d’excellence pour notre pays, toutefois l’Italie semble avoir sombré dans 20 années de sommeil profond. Comment pourrait-on la réveiller ?

Vittorio Taviani : Lorsque nous avons gagné à Berlin, j’ai reçu un email d’un Italien qui, aussitôt informé que nous avions remporté l’Ours d’or, avait accroché le drapeau de l’Italie à sa fenêtre pour exprimer sa joie. Le ministre pour les Biens culturels nous a, lui aussi, témoigné ses félicitations. Toutefois, les fonds alloués à la culture sont insuffisants.
Il est vrai que la fierté nationale est en train de se réveiller à nouveau. Nous ne sommes pas des hommes politiques mais nous nous rendons compte que nous avons vécu dans une obscurité qui a duré 20 ans.
A présent, grâce au président, Giorgio Napolitano, nous essayons d’aller au fond des exigences les plus profondes qui animent le pays. Nous avons été soumis durant 20 ans à une télévision médiocre, pourtant les jeunes se battent pour que quelque chose change.
En Italie règne encore un grand désordre mais également un élan profond de se défaire de la honte pour que le monde se transforme.

(transcription : Lucia - traduction : Nelly Collet)