Le 14 juin dernier se clôturait la douzième édition du Brussels Film Festival. Une cérémonie de clôture haute en couleurs, à l’ambiance bon enfant, de laquelle le premier film de Anna Odell, The Reunion, est ressorti grand vainqueur. Petit retour en arrière sur les films projetés et regard critique sur le palmarès.
Of Horses and Men remporte le Golden Iris Award
Of Horses and Men est le film qui a remporté le Golden Iris Award : une surprise pour le moins désarçonnante… en regard de l’excellente qualité des autres films placés en compétition. Et de nous demander ce qui a motivé un tel choix pour ce film islandais, plus proche du documentaire que de la fiction. Seraient-ce ces petites fables d’hommes et de femmes qui s’observent à la jumelle et dont les reflets sont filmés à travers les grands yeux de ces chevaux, appelés islandais, qui ont attendri les membres du jury ? Sommes-nous demeurés insensibles à quelques traits d’humour qui en ont fait (sou)rire certains ? Serions-nous restés hermétiques à un intérêt cinématographique totalement innovateur et tellement original qu’il aurait échappé à notre entendement ?
The Reunion : Trois prix décernés à un film qui joue sur une triple mise en abyme
La réalité des faits : l’artiste plasticienne suédoise Anna Odell apprend qu’elle n’a pas été invitée à une réunion d’anciens camarades de classe.
Victime de harcèlement collectif (bullying) dans le cadre scolaire par le passé, elle s’intéresse à la dynamique de groupe et à son impact sur l’évolution de ses membres, notamment en termes de hiérarchies.
L’idée du film : N’ayant pas eu l’occasion de rencontrer ceux qui lui ont fait subir brimades et humiliations, elle décide de faire un film en deux volets, l’un reposant sur la fiction, l’autre sur la docu-fiction.
La fiction : Fruit de l’imaginaire de Anna Odell, la fiction met en scène ce qu’il serait advenu si elle avait été présente à cette fameuse réunion de retrouvailles. Jouant son propre rôle, Anna Odell s’adresse à ses anciens camarades (incarnés par des comédiens professionnels) pour leur faire part de la lutte constante qu’a été la sienne pendant ses années scolaires. La fiction mène au drame.
La docu-fiction : Entourée par une équipe, Anna Odell tente de rencontrer ses anciens « amis » et de les confronter au film qu’elle a mis en scène.
Tirée, selon la réalisatrice, des réels entretiens qu’elle a pu obtenir avec ses condisciples, la docu-fiction (elle aussi jouée par de vrais acteurs) place en vis-à-vis les réactions imaginées et les comportements qu’a suscités la projection de son film.
Jouant avec habileté et intelligence sur les regards croisés de la fiction et de la réalité, Anna Odell aborde un sujet qui lui est très personnel tout en prenant le soin de ne pas en faire un règlement de compte narcissique. Plus intéressée par la thématique du « bullying » et de ses conséquences humaines et sociales, la jeune réalisatrice signe un premier film résolument moderne à tous points de vue. Une structure cinématographique originale, une thématique explorée à 360°, une mise en scène travaillée et soignée, un jeu d’acteurs irréprochable… En décrochant trois prix, dont le White Iris Award, The Reunion a remporté l’adhésion du BRFF. Un succès mérité.
Ayant eu le plaisir de rencontrer Anna Odell dans le cadre du Festival, vous aurez l’occasion de lire le compte rendu de notre interview, dès la sortie de son film, le 20 août prochain. À suivre…
(Trois prix ont récompensé The Reunion : White Iris Award, Fedex Cinehile Award et RTBF TV Prize of Best Film.)
The Dark Valley : un western glacial et unisexe
Adapté du best-seller « Das finstere Tal », The Dark Valley se réapproprie avec modernité et originalité les codes du western en les transposant dans le Tyrol du 19ème siècle. Tous les stéréotypes du western classique sont présents (beau cavalier solitaire venu se venger d’une bande de méchants aux mines patibulaires, violents règlements de compte...) mais Andréas Prochaska sublime les clichés du genre grâce à une maîtrise photographique hors pair. En réunissant hommes et femmes autour de la cause que le mythique « lonely cowboy » (incarné par un Sam Riley prodigieux) est venu défendre, The Dark Valley déterre une réalité glaçante que l’avalanche des années et un décor somptueusement glacial ont pris soin d’enfouir. C’est d’ailleurs sur la voix off, quasi atone, de Xenia Assenza que s’ouvre The Dark Valley :
« Es gibt sachen, über die darf man nicht reden. Sachen die früher passiert sind.
Aber dass man nicht darüber reden darf, das heisst nicht dass man das jeh vergessen kann. Es gibt nämlich Sachen, die lassen sich nie mehr vergessen. »
« De certaines choses, on ne peut pas parler.
Des choses qui appartiennent au passé.
Mais cela ne signifie pas que l’on peut les oublier à jamais.
Il y a des choses qui ne peuvent jamais s’oublier. »
En jouant sur l’imposante majesté des décors et la lumière hivernale qui les nimbe, Prochaska crée une atmosphère qui devient prégnante (au sens le plus littéral du terme) lorsque la bande-son, véritable caisse de résonance, fait écho au drame qui se joue sur des terres isolées. Si le cinéma est un roc, Prochoska l’escalade avec virtuosité : il réverbère les échos du silence en exhumant de l’oubli les âmes crucifiées d’une vallée bien sombre.
( The Dark Valley , film récompensé en Allemagne par 8 Lolas, a obtenu le BeTV Prize of Best Film.)
Miss Violence : un film violemment utile
Miss Violence est probablement LE film coup de poing du Festival. Violemment utile dans les tabous qu’il brise, Miss Violence dévoile avec lenteur et une extrême pudeur, l’horreur humaine qui se joue au sein d’une famille modeste, apparemment unie et convenable sous tous rapports. Tiré d’une histoire vraie dont les faits se sont déroulés en Allemagne, Miss Violence décape progressivement le vernis d’un huis clos familial malsain, cadenassé par un père dont la monstruosité ne connaît pas de limites. Certaines portes se ferment, d’autres sont sorties de leurs gonds ; la parole est muselée, les non-dits fusent, le silence est assourdissant. Le malaise s’installe petit à petit ; l’horreur ne se voit pas, elle ne s’exprime pas tant elle est bâillonnée par la terrible loi du silence. Alexandros Avranas, le réalisateur grec de Miss Violence , déshabille très habilement les atours du mutisme avant de les lacérer au cours de quelques scènes très courtes, qui, en quelques minutes, vous laissent avec la rage au ventre. Traitant avec un immense respect le sujet sensible qu’il aborde, Avranas use des dialogues avec parcimonie et dépeint avec une effarante simplicité l’extraordinaire tyrannie qu’exerce un despote ordinaire. Brouillant volontairement les liens de parenté qui unissent les membres de la maisonnée, Miss Violence s’introduit subrepticement dans un univers familial emprisonné, soumis à la coupe d’un psychopathe du quotidien, passé maître dans l’exercice de la dictature domestique. Trop percutant ou jugé trop dur pour être inscrit au Palmarès ?, Miss Violence est reparti du BRFF sans aucun prix. Une déception pour ce film qui a le mérite de mettre en lumière une réalité trop souvent dissimulée. Gageons que le prochain
Festival Ramdam (le Festival du film qui dérange) sera l’occasion de révéler aux spectateurs ce film dont on ne sort pas indemne.
Vis-à-vis : un film simple qui parlera aux jeunes créateurs
Film sans grandes envolées cinématographiques, Vis-à-vis met en scène un jeune réalisateur amené à revoir le scénario du film qu’il tente péniblement de monter. Déçu par les critiques qu’il essuie à l’égard de son scénario mais persévérant, il propose à l’un des acteurs principaux de son futur film, de l’accompagner sur l’île de Vis pour retravailler sa copie. Jouant sur une mise en abyme relativement simple (le film d’un film à réécrire), Nevio Marasovic place en vis-à-vis son expérience personnelle à celle du réalisateur incarné à l’écran, et tisse les liens qui (ré)unissent un créateur et ses acteurs. La vie, la vraie, n’est jamais très éloignée de la fiction. Le rôle de l’acteur, le comédien lui-même et le scénariste-réalisateur se confrontent autant qu’ils se confondent…
Film au charme candide et sans grande prétention, Vis-à-vis ne laissera pas insensibles les jeunes créateurs et les invitera à ne pas craindre de remettre leur ouvrage sur le métier.
(Vis-à-vis a s’est vu décerner le « Cineuropa Award.)
L’enlèvement de Michel Houellebecq : La surprise comique du Festival
Souvenez-vous : septembre 2011, en pleine promotion pour « La carte et le territoire » , livre pour lequel il a obtenu le prix Goncourt en 2010, Michel Houellebecq ne donne plus de signe de vie ; la rumeur s’empare de cette mystérieuse disparition et le dit victime d’un enlèvement. La réalité des faits démontrera que le célèbre écrivain, résidant alors en Espagne et coupé de tout moyen de communication, avait tout simplement oublié qu’il devait se rendre en Belgique et aux Pays-Bas pour assurer la promotion de son livre.
Projeté en « special screening », L’enlèvement de Michel Houellebecq est un ovni cinématographique : à mi-chemin entre la farce et une docu-fiction inspirée par une auto-fiction colportée par la rumeur, ce film inclassable, désopilant du début à la fin, est desservi par une palette d’acteurs que l’on croirait tout droit sortis d’un très bon épisode de Strip-Tease.
Situations cocasses et dialogues efficaces font jouer à Michel Houellebecq le rôle de sa vie avec une irrésistible autodérision. Fidèle à l’image du personnage parfois nihiliste qu’il aime à donner de lui, Michel se révèle aussi être un passant effacé, baigné dans l’anonymat de la foule, qui aime discuter fortuitement avec les connaissances qu’il rencontre sur son chemin.
Fonctionnant à rebours du syndrome de Stockholm, le film met en scène un Michel, imperturbable, docile et flegmatique, qui parvient à s’attirer la sympathie des trois Pieds Nickelés qui l’ont enlevé. Face à trois gros bras mono-neuroniques qui ignorent tout des raisons de cet enlèvement et de la durée de la captivité de leur victime, Michel négocie aimablement les conditions de sa détention et parvient à s’attirer quelques faveurs pour le moins spéciales.
Seule une chose fâche Michel : qu’on lui ait retiré le libre usage de son briquet. L’enlèvement de Michel Houellebecq est un film-portrait à l’humour décalé, qui mérite le détour.
Heart of Lion : ou comment un cœur de lion peut se transformer en cœur de loup
Teppo, skinhead pleinement engagé dans l’idéologie néo-nazie, sort de prison lorsqu’il rencontre une jolie blonde, Sari. Le hic, et non des moindres : elle a un enfant métisse. Cette rencontre pourra-t-elle changer ses préjugés et modifier le formatage idéologique qui a conditionné, jusqu’alors, ses comportements à l’égard de l’étranger et l’idée qu’il se fait d’une Nation .
Si Heart of a Lion n’est pas loin du film allemand Kriegerin dans la thématique qu’il se propose d’aborder (le néo-nazisme et ses conditionnements), Heart of a Lion enfonce la porte de l’espoir là où Kriegerin l’entrouvrait avec une réserve dramatique. Méritant dans son approche originale d’un sujet ô combien ancré dans l’actualité, Heart of a Lion démontre, non sans un certain humour, qu’un prédateur au coeur sec est susceptible de se transformer en Cœur de Loup . Si l’homme est un loup pour l’homme, et surtout pour la femme. L’inverse apparaît tout aussi vrai…
Bird People : un film qui donne des ailes… ou pas
Une foule de gens, fourmillante, emportée dans le flux du quotidien, suivant un courant de vie qui, jamais, ne semble s’arrêter ; l’horloge du Temps ancrée dans le béton et qui a la fixité de l’éternité, la course habituelle et rectiligne d’anonymes qu’un temps mathématique et objectif presse et stresse, encore et encore… Des gens et toujours des gens, hyper connectés via leur smartphone ou leur tablette, qui, noyés dans un océan humain, se referment dans leur petite bulle ; des gens, toujours des gens qui, le temps d’un trajet, se retrouvent côte à côte mais ne se parlent pas, pensent, téléphonent, écoutent de la musique, rêvassent, planifient le lendemain… Telles sont les premières images qui rythment magnifiquement le dernier film de Pascale Ferran, la
réalisatrice multi-césarisée en 2007 pour son Lady Chatterley . Le rythme y est, les plans sont de toute beauté ; puis le cadre se rétrécit et se fixe sur deux drôles d’oiseaux : Garry Newman, un ingénieur américain vivant entre deux avions, en transit dans un hôtel à proximité de Roissy, et Audrey Camuzet, une jeune femme de chambre qui passe d’une chambre à l’autre pour effectuer, jour après jour, les mêmes gestes. Tous deux rêvent d’un autre envol : il décide de tout abandonner ; elle fait une rencontre extraordinaire aussi volatile qu’éphémère…
Film inclassable, à mi-chemin entre la fable onirique et poétique, la tragi-comédie humaine et sociale, et un conte de fées dont les formes traditionnelles ont été sacrément bousculées, Bird People pourrait en laisser circonspect plus d’un. Ancré dans la réalité tout autant qu’il déploie les ailes de l’imaginaire, Bird People explore avec minutie les travers d’une société qui éloigne les gens autant qu’elle les rapproche. De l’aveu de Pascale Ferran*, celle-ci espère qu’en faisant la part belle à l’imaginaire, son film offrira une bulle de légèreté et de bonheur à ceux qui subissent quotidiennement la pression d’un monde très dur, hyper libéralisé, qui a drastiquement modifié les rapports et les contacts humains.
Par son approche hybride, Bird People est un film qui pourrait donner des ailes à certains mais avec lequel d’autres risquent de ne pas décoller.
* Ayant eu le plaisir de rencontrer Pascale Feran dans le cadre du BRFF, vous aurez le loisir de découvrir le compte rendu de notre entretien dès la sortie officielle de Bird People , le 2 juillet prochain.
The Enemy Within : un goût de déjà vu
Victime d’un cambriolage durant la nuit, un père assiste, impuissant, au viol de sa fille. Se sentant coupable de n’avoir pu épargner à sa fille ce terrible crime, il décide de se venger. Même si le sujet demeure grave et oppose la question des principes moraux et politiques que l’on a toujours défendus à l’attitude que l’on adopte réellement lorsque l’on est confronté personnellement à une situation criminelle, The Enemy within n’innove pas vraiment dans le traitement de sa thématique. Son réalisateur grec, Yoros Tsemberopoulos, y voit matière à débat et défend d’ailleurs l’idée que l’Europe a totalement abandonné la Grèce dans sa politique d’immigration. Un sujet épineux sur lequel Tsemberopoulos porte un jugement que certains estimeront défendable, et d’autres, discutable. Et de citer Boudha pour conclure, « si la haine répond à la haine, comment la haine finira-t-elle ? ».
The Two Faces of January : divertissant, soigné mais peu innovant
Tiré d’un roman de Patricia Highsmith et mis en scène par Hossein Amini, le scénariste de Drive , The Two Faces of January était le film de clôture du Festival. Il revisite, à la mode d’un Hitchcock remis au goût du jour, un triangle amoureux au sein duquel Viggo Mortensen et Oscar Isaac (tous deux séduisants dans un genre différent) jouent au chat et à la souris. Un choix esthétique qui sied parfaitement à l’histoire et à son époque (1962) : une palette de couleurs dorées pour donner à ce film un côté glamour, et qui se mue en bleu nuit afin de souligner les zones d’ombre et la duplicité de ses personnages. Divertissant dans son intrigue et accrocheur dans ses rebondissements, The Two Faces of January n’a pas grand-chose à se reprocher dans sa mise en scène, classique et soignée. Délassant sans être un grand film.
Les autres prix :
Le Jury Award revient à Aces , un film espagnol d’Alfonso Zarauza, que nous n’avons malheureusement pu voir.
Les films récompensés dont nous avons déjà fait l’écho :
I am yours : Best screenplay Award
The Double : Audience Award Euromillions
Farewell to the Moon : Best Image Award et Prime TV Prize Best Film
Dans la catégorie courts-métrages, c’est Cadet qui a reçu l’UPCB-UBPF/UCCC-UFK/Studio l’Equipe Award, et le CINELAB/ARFF Award a été attribué à Millionnaires .
Enfin, le Music Docs Award a été décerné à Zivan makes a punk festival .
( Christie Huysmans )
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Le 6 juin 2014, s’ouvrait le Brussels Film Festival. Cette 12ème édition, dédiée au cinéma européen, témoigne de la richesse de notre continent en termes de diversité culturelle et de créativité artistique : ce ne sont en effet pas moins de 25 pays qui sont mis à l’honneur à travers 100 courts et longs métrages. Fort heureusement, la sélection des films présentés au Festival est à la hauteur de l’humour de son invité d’honneur, Sir Alan Parker, mais ne peut se mesurer à la qualité de son film d’ouverture (La chambre bleue), qui fut en tous points décevant.
La petite phrase d’Alan Parker
« Je dois bien admettre ma méconnaissance du cinéma belge. Je connais bien mieux les joueurs de l’équipe nationale de football de la Belgique. »
La chambre bleue : un film soporifique qui ne fait pas honneur à Simenon
Tiré d’un roman de Georges Simenon, La chambre bleue atteint le niveau d’un téléfilm devant lequel il ne serait point fortuit de somnoler.
La série télévisée du Commissaire Maigret incarné par Jean Richard et plus tard par Bruno Cremer, parvenait à rendre l’atmosphère de toute une époque et à créer un suspense finement mené, alors que l’adaptation de la Chambre Bleue s’essouffle à travers un processus narratif constitué d’incessants flashs back, qui débouche sur un suspense ronflotant. Même la fin, pour le moins nébuleuse, ne témoigne d’aucun trait de génie. Seul Simenon aura peut-être sursauté face à une telle exhumation de son œuvre.
The Double , un film à voir deux fois plutôt qu’une.
Librement adapté du livre éponyme de Dostoïevski, The Double est remarquable par l’approche photographique au chromatisme rétro futuriste qu’il développe. Une approche qui ne se veut pas seulement esthétique mais sert également le fond du film en rendant le sujet qu’il aborde, à la fois intemporel et fantastique. La richesse du thème du double tel que Dostoïevski l’avait exploré en s’inspirant des œuvres Gogol et de Hoffmann est à la fois fidèlement exploitée par Richard Ayoade mais ce dernier y ajoute un irrésistible humour à la sauce anglaise et une dimension résolument moderne et inventive en transposant la bureaucratie russe (système kafkaïen* avant la lettre) dans une sombre entreprise de collecte de données, appelée de manière fort à propos « The Colonel », où les individus sont « des gens et simplement des gens ». Mais ce cauchemar existentiel caractérisé par un double « je » qui n’est pas celui qu’il souhaiterait tellement devenir, hanté par un envahissant sosie, en lutte contre la duplicité d’un jumeau usurpateur d’identité qui mène au délire de persécution… n’est pas seulement traité par son réalisateur comme un héros tragique qui tient de l’universel, il induit aussi fort subtilement le Pinocchio d’aujourd’hui qui, de son plein gré ou malgré lui, se retrouve fiché (et broyé) dans un système totalitaire, labyrinthique et potentiellement suicidaire. S’afficher sur les réseaux sociaux n’est-ce pas là une manière de ficher un double virtuel dont les données seront collectées, catégorisées et exploitées par un système informatique tentaculaire ? Jesse Eisenberg peut en tous cas se targuer de ne pas être affublé d’un bonnet d’âne pour sa prestation car il incarne magistralement son double rôle.
* D’aucuns ont rapproché The Double du film d’Orson Wells, The Trial , lequel était tiré de l’œuvre de Kafka ; rappelons toutefois que Le Procès était postérieur au Double de
Dostoïevski.
I am yours : un film que vous ferez vôtre
Mina, jeune femme d’origine pakistanaise, installée à Oslo, est divorcée. Elle élève Félix, son jeune fils, en garde alternée avec son ex-époux, un homme bien sous tous rapports aux yeux de sa famille. Rêvant d’être aimée et d’aimer, Mina papillonne et collectionne les aventures. Un jour, elle rencontre un homme sur lequel elle fonde beaucoup d’espoir…
Iram Haq dresse, avec ce premier film aux budgets limités, le portrait touchant d’une femme-enfant lumineuse qui, en dépit de ses fêlures, tente coûte que coûte de maintenir un sourire radieux. Personnage attachant, sensible et irradiant de beauté, Mina éveille immédiatement la sympathie. Tourmentée dans ses rapports familiaux, tiraillée entre son rôle de maman et l’envie d’assumer pleinement sa féminité, écartelée entre deux cultures, jeune actrice en recherche désespérée de rôles, trahie par les hommes qui prétendent l’aimer, Mina doute de sa valeur et de son mérite.
Inspiré partiellement par l’histoire personnelle de sa jeune réalisatrice, I am yours raconte l’histoire d’une femme qui tente de se réapproprier un amour propre cruellement manquant au sein d’une communauté qui n’hésite pas à pratiquer l’ostracisme lorsqu’elle considère qu’il y a déshonneur. Le jugement perpétuel des siens à l’égard de ses actes, couplé à une évidente immaturité pour assumer les rôles qui sont les siens, amène insidieusement cette jeune femme à adopter des comportements d’autodestruction, la poussant ainsi dans ses plus vifs retranchements.
Trouver la jeune actrice qui incarne le rôle de Mina, fût d’ailleurs un parcours de combattant pour Iram Haq, tant ce film touche à des tabous que la société pakistanaise se refuse encore d’aborder. Amrita Acharia, l’actrice qui incarne le rôle de Mina, n’est d’ailleurs pas pakistanaise mais d’origine népalo ukrainienne.
Cependant, si Iram Haq a l’audace de lever le voile sur la crise identitaire que subit la jeune génération féminine d’origine pakistanaise en Norvège, I am yours n’est en rien provocateur et s’abstient d’émettre tout jugement de valeur condamnant la communauté dont elle est issue.
Farewell to the moon : un voyage dans les seventies à ne pas manquer
La mission spatiale Apollo 17 (dernier voyage à avoir emmené les hommes sur la lune) se termine. La liberté des mœurs sexuelles fait son entrée fracassante dans une famille jusque là bien rangée. Filmé notamment au travers du regard d’enfants qui observent la déliquescence des repères sociaux habituels, Farewell te the moon nous plonge avec une extraordinaire minutie dans toute une époque. Rien n’est laissé au hasard pour reconstituer l’atmosphère et le décor des seventies : mobilier vintage, papiers peints hautement colorés, costumes, musique…
Le soin apporté à l’esthétique de Farewell to moon mérite d’être grandement salué tant elle se démarque par son sens du détail et la largeur de son prisme photographique : images poudrées aux accents pastels, plans aux couleurs polaroïd, esquisses picturales, géométrie architecturale confrontée à l’asymétrie émotionnelle qui ébranle des familles vivant côte à côte… la palette artistique de Dick Tuinder se développe sur la toile avec une qualité prodigieuse.
Le thème abordé dans Farewel to the moon et l’optique choisie (celle de scruter la liberté sexuelle des seventies à travers la lentille d’une adolescente qui s’éveille à la sensualité et rencontre ses premiers émois) n’est pas sans rappeler l’approche mise en œuvre dans My queen Karo . Mais là où Dorothée Van Den Berghe ne s’encombrait d’aucune fioriture esthétique et jouait résolument la carte de la crudité, Tuinder opte pour la suggestion et suscite une sensualité où la plastique tient un rôle à part entière.
On notera également le parallélisme induit entre un voyage sur la lune et le départ d’un père qui fonce, froc baissé, dans la révolution sexuelle, espérant y trouver un monde meilleur.
Farewell to the Moon offre un voyage spatio-temporel qu’il serait regrettable de louper.
Los Angeles : rien de neuf sous les latitudes mexicaines
Dans une communauté mexicaine majoritairement zapotèque, tous les jeunes aspirent à partir pour Los Angeles. Les uns jouent les caïds, les autres s’entraînent à le devenir pour être armés à rejoindre les États-Unis. Seul regard intéressant sur cette société qui rêve d’un enfer programmé, celui des mères pleines de sollicitude, pétries par l’inquiétude, qui demeurent les piliers fondamentaux d’une communauté solidaire.
Something must break : pas un film de genre mais un film sur la question du genre
Première fiction du Suédois Ester Martin Bergsmark, Something must break s’inspire d’un roman du militant transsexuel Eli Leven pour interroger les identités du genre au sein de la « swedish polished society », archétype de l’image Ikea où tout se range et trouve bien gentiment sa place.
Maniant la retenue pour aborder un thème qui aurait pu déboucher sur une vulgarité sordide et une crudité provocante, le jeune réalisateur opte pour le contraste dans la mise à nu de son sujet : tantôt esthétique, tantôt « social garbage », le film procède par une alternance de plans de toute beauté et le réalisme social où deux jeunes désoeuvrés, minés par l’ennui, en quête identitaire, se retrouvent, se dévoilent et fusionnent. Un contraste qui se retrouve également dans le rythme saccadé de ce film qui pourrait porter à controverse dans les milieux bien pensants. Histoire d’amour complexe entre un androgyne en quête de féminité (sans être sûr de vouloir en assumer toutes les implications) et un jeune homme qui n’est pas gay, Something must break explore ce point limite où quelque chose de sexuellement neuf doit éclore ou mourir.
Parfois inégal dans sa réalisation, Something must break est un film méritant tant dans l’approche charnelle de son sujet que dans l’ambiguïté identitaire qu’il suscite. Saga Becker, qui incarne le rôle principal, parvient magnifiquement à bluffer le spectateur non averti quant à sa réelle identité sexuelle.
Arrête ou je continue : ne pas commencer à regarder ce film vaut sans doute mieux
Un film qui a pour thème l’usure du couple et qui est usant d’ennui
(Christie Huysmans)
Broken Hill Blues raconte le quotidien morose de quatre jeunes confrontés à leur quotidien. Quatre portraits de vie plutôt cafardeux, un peu quelconques et auxquels tout spectateur a du mal à s’identifier. Deux personnages paraissent plus centraux : l’un est un ado fan de mécanique mais qui sera contraint de travailler dans les mines, non pas sans quelques réticences. Quant à l’autre personnage masculin, il reste assez énigmatique.
Très timoré et renfermé dans son monde, il a des problèmes relationnels avec son père. Tous sont réunis par un facteur commun : leur environnement et les gisements de la mine qui menacent leur ville.
Visuellement, on ne peut s’empêcher de remarquer une prédominance des paysages, qui envahissent très souvent l’écran. La nature nous est présentée comme un moyen d’évasion des protagonistes, une manière pour eux d’échapper au poids constant de cette lourde machine que constitue la ville. Ces plans contemplatifs permettent un bref instant seulement de palier à un manque cruel de scénario.
Dans certains d’entre eux, nous aurions même pu reconnaître une forme de symbolisme, propre au cinéma de l’est par exemple, mais en réalité, il n’en est rien. La réalisatrice suédoise semble surtout avoir du mal à traduire en image le message qu’elle souhaiterait nous transmettre et qu’on ne saisit pas très bien. Si l’ennui était son but, le pari est assurément tenu.
Le film a beau être particulièrement esthétisant*, il passe malheureusement à côté de l’essentiel et de ce qui aurait pu être intéressant : cette problématique sous-jacente de l’exploitation des mines et tous les tracas que cela engendre. Les gisements sont omniprésents à travers le film, évoluent comme une sorte de fil rouge tout au long du récit. Mais soyons honnêtes, ne servent à rien s’ils ne défendent aucun discours.
Il s’agit du premier film de la réalisatrice suédoise qui, on l’espère vivement, sera son dernier. Car, même s’il y a derrière ce film un travail photographique recherché, le chemin est encore long pour prétendre avoir un vrai regard cinématographique.
(Bénédicte Eïd)
* Le film a remporté le Guldbagge (Oscar suédois) de la meilleure photographie.