A la Rotonde du Botanique les 19 et 30 novembre à respectivement 18 et 19 heures
De la survivance des images et des voix
« Dire que le présent porte la marque de multiples passés, c’est dire avant tout l’indestructibilité d’une empreinte du - ou des - temps sur le formes mêmes de notre vie actuelle. Taylor parlera ainsi de la ‘ténacité des survivances’ par lesquelles (…) « les vieilles habitudes conservent leurs racines dans un sol bouleversé par une nouvelle culture ». » Georges Didi-Huberman
Sur une série de photographies en noir et blanc, les voix d’une grand-mère et de sa petite fille qui lui dit qu’elle est belle. Dans un simple montage de plans-portraits, toute l’ampleur, la hantise et le pathos des images-survivantes se met en place. Survivance d’images d’une femme, d’une lignée ; survivance des photographies pétrifiées dans un passé révolu qui résonne encore au présent ; traces d’un premier film - Isla, qui s’articulait déjà sur un montage de photographies en noir et blanc.
Mais très vite, le Campo Santo de Sonia Pastecchia, s’engage dans la survivance essentielle, dans un tout organique, fusionnant indices visuels, sonores et thématiques. Naît ainsi le dialogue impossible des voix, l’une morte et l’autre vivante, qui insuffle la vie aux portraits de la grand-mère. C’est aussi le parcours du Sud vers le Nord qui se lit dans le déplacement contraire et contemporain de ceux qui habitent à présent la terre des ancêtres italiens.
C’est donc l’histoire d’un chassé-croisé, un récit de territoires fluctuants, trouvant leur extension naturelle dans les corps migrants des personnages. Un chassé-croisé aussi entre la vie, son mouvement et des racines en sursis, à l’image de cette famille dans un paysage de terres noires. Après la descente du terril en cavalcade, c’est la pose pour le portrait de famille, qui retrouve ensuite son mouvement dans le travelling circulaire naissant.
Mais rien n’est simple ; les frontières chez Pastecchia sont systématiquement brouillées. Le portrait non photographique s’inscrit dans le prisme du mouvement ; le travelling circulaire refuse la fluidité, devenant mécanique et répétitif. Le cœur du film est dans cette tension constante entre l’échappée, la fuite, l’envolée, et le circulaire, le terriblement prévisible de notre existence - la seule issue, inévitable. Pourtant, Pastecchia nous fait croire à cette envolée - elle, qui s’évertue à nous planter dans le décor, à figer ses personnages, elle parvient à ce pied de nez impossible à la mort au travers de la voix et du rire dévorant de la grand-mère.
Au commencement étaient donc les photographies, les lieux et les corps. Mais c’était sans compter le chant sacré qui invoque les terres traversées, les souvenirs, les espoirs et les morts. De lieux où vivre et où mourir. Le Campo Santo de Pastecchia pourrait, en écho à ces terrils ou à ces paysages italiens, n’être qu’un champ d’images troublantes mais déjà rencontrées. Mais ce n’est pas que la terre, le tangible qui forme ce champ ; c’est véritablement le chant, polyphonique, touchant, unique dans sa capacité à faire naître la survivance dans notre mémoire et, simultanément, à souffler un vent neuf sur nos esprits trop vite au repos.
La survivance est par ailleurs aussi cinématographique - Meyer et sa fleur maigre ; Akerman et le panoramique circulaire ; le Delvaux de Met Dierck Bouts. Pas de nostalgie fausse et clinquante dans ces images-survivantes ; une émotion parfois fugitive au détour des récits, de ceux laissés derrière eux et nous. Une sensibilité et une intelligence des images et des textes qui nous transportent dans une réflexion frappant par sa maturité. Au-delà de l’émotion, une impulsion libre et novatrice, un regard particulièrement pointu sur les choses et le monde.
Pastecchia touche ici en plein cœur, au travers d’un discours juste qui pose une question essentielle. Où mourir ? Retourner sur ses pas, retrouver la terre qui nous a vus naître ou reposer là où l’on s’est éteint et où notre voyage nous a menés ? A la vision du film, la réponse semble limpide - le lieu du repos éternel importe finalement peu, tant que les images et les sons qui sont les nôtres résonnent encore dans la survivance des représentations.
(Muriel Andrin - Université Libre de Bruxelles)