Cate Blanchett, Rooney Mara, Sarah Paulso, Kyle Chandler, John Magaro
Carol est l’adaptation du deuxième roman de Patricia Highsmith, The Price of Salt , qui parut aux États-Unis en 1952 dans une version censurée et sous le pseudonyme de Claire Morgan. À l’époque, la célèbre femme de lettres, à qui l’on doit Strangers on a train ( L’Inconnu du Nord-Express ) et qui fut notamment adapté au cinéma par Alfred Hitchcock, ne put publier ce livre sous son propre nom au risque d’entacher sa réputation et de ruiner sa carrière littéraire naissante[1]. Ce n’est d’ailleurs que trente ans plus tard que Patricia Highsmith admit en être l’auteure et que le titre « Carol » fit son apparition pour la première fois dans l’édition britannique. On notera au passage que lors de sa première parution américaine, la couverture portait le sous-titre « A modern novel of two women », une mention qui, un an plus tard dans son édition de poche, fut remplacée par « The Novel of a Love Society Forbids ». C’est tout dire des crispations que le livre provoqua au sein de la société américaine nonobstant son succès en librairie, et l’on ne s’étonnera dès lors pas qu’il n’ait été traduit en français qu’en 1985 et publié sous le titre « Les Eaux Dérobées ».
Il fallut donc attendre plus de 60 ans pour que « Le Prix du Sel », titre à la symbolique aussi cryptique que biblique, soit enfin adapté au cinéma et que le personnage de Carol Aird, figure emblématique voire iconographique du lesbianisme, s’incarne en Cate Blanchett.
S’il fallait considérer le film de Todd Haynes avec la candeur et l’esprit d’un débutant, seuls quelques mots suffiraient à le qualifier car, pour l’exprimer avec la plus grande spontanéité : Carol , c’est du beau et du vrai cinéma. Pourtant - hérésie du Jury Cannois 2015 - cette pépite cinématographique repartit couronnée d’une demi-palme d’interprétation féminine pour Rooney Mara. On comprend aisément l’immense frustration de la presse américaine, qui en avait fait fort hâtivement sa Palme d’Or, même si c’est là un fantasme que nous ne franchirons pas.
Mais au-delà du constat naïf ou du fantasme, sans doute nous faut-il pleinement rendre justice au talent d’un cinéaste qui a sans nul doute réalisé un travail d’orfèvre en adaptant une belle et transgressive histoire d’amour saphique où les relations sexuelles sont dévoilées avec une grâce pudique. La mise en scène de Todd Haynes est d’une précision inouïe, la patine photographique, stylisée à l’extrême, frise la perfection, et la reconstitution du New York des années 50 fait de Carol un film à l’atmosphère enveloppante. Une jeune dame, qui fut adolescente dans les fifties, nous confiait d’ailleurs après l’avant-première organisée par CinéFemme : « J’’ai retrouvé dans ce film l’atmosphère typique de ces années-là ! Tout y est parfaitement reconstitué : les voitures, la mode, les bars, la musique et l’omniprésente cigarette ! »
Mais Carol serait-il aussi inoubliable sans l’élégance charismatique d’une formidable Cate Blanchett et le charme d’une convaincante Rooney Mara (Therese Belivet) qui sous des dehors fragiles, est capable d’une surprenante détermination ? Ces deux héroïnes, que l’âge et la classe sociale séparent, sont tels de rares et précieux diamants, taillés tout en finesse et en délicatesse, et l’on ne peut s’empêcher de souligner l’excellence des deux actrices qui, par la force de leurs regards et la lumière scintillante qui en émane, expriment le tout au-delà des mots.
En prenant la judicieuse liberté de faire de Therese une photographe en devenir (ce qu’elle n’est pas dans le livre), la scénariste Phyllis Nagy fut d’ailleurs particulièrement bien inspirée. Force est en effet de constater que la jeune femme voit, à maintes reprises, la réalité avec incertitude, au travers d’une vitre, qui, si elle n’est pas embuée ou enneigée, est totalement détrempée par la pluie. Or, dès qu’elle se saisit de son appareil photo, objet révélateur de son talent et future arme de son émancipation, sa perception s’éclaire, s’affine et se précise. Dans cette perspective, les portraits que Thérèse réalise de Carol déploient, dans l’instantanéité, la singularité du sujet photographié autant qu’ils révèlent la photographe ainsi que le regard qu’elle pose sur son aînée (avec fascination et à distance dans un premier temps, avec amour et dans l’intimité par la suite). L’intrusion de « l’œil surnaturel » de l’appareil photographique dans le film, pour emprunter une expression propre à John Berger[2], capte et renforce le facteur « vérité » des personnages non seulement dans l’évolution de leur relation mais aussi à titre individuel.
Eu égard à la dramaturgie psychologique du film, il est par ailleurs intéressant de noter que les tempéraments des deux héroïnes, qui semblent à mille lieues l’un de l’autre, ne sont pas aussi éloignés que l’on pourrait le supposer a priori. Carol, dégage par son assurance de femme du monde, une vigueur que l’on pourrait croire coulée dans le marbre ; Therese, par son allure timorée, laisse à penser qu’elle est une jeune femme recroquevillée sur elle-même et bien peu confiante. Or, toutes deux opéreront progressivement une transformation au travers de la mutation de leurs forces et de leurs fragilités. La talentueuse photographe s’affranchira du carcan des traditions bien plus rapidement et plus violemment (avec cruauté, diront certains) que Carol ne le fait. S’adressant à son mari, cette dernière lui rappellera d’ailleurs, dans une scène magistrale, « qu’ils ne sont pas des monstres. »
Dans cette perspective, Todd Haynes ne néglige nullement l’énigmatique signification du titre original, The Price of Salt. Que du contraire. Mais qu’est-ce que le sel (condiment essentiel et physiologiquement nécessaire) et quel est le prix à payer ? De quoi faut-il se départir ? « Vous êtes le sel de la terre ; mais si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors pour être foulé aux pieds par les hommes. », dit Jésus à ses disciples dans l’Évangile de Saint-Matthieu. En titillant le puritanisme d’une époque, sa morale dogmatique qui cristallise de manière définitive le bien et le mal, en posant la question de l’amour et du couple du point de vue féminin et masculin, Carol s’interroge sur le prix à payer lorsque l’on veut devenir ce que l’on est. S’agit-il du prix de l’alliance[3], du joug judéo-chrétien ou d’un mariage que les conventions d’une époque ont forcé et rendu malheureux ? S’agit-il du sacrifice auquel Carol devrait consentir pour ne plus mentir à la société et ainsi céder au chantage affectif d’un mari qui prétend l’aimer et qui, considéré d’un certain point de vue masculin, est prêt à tout pour ne pas la perdre ? Mais, dans ce cas, si l’on rejoint ce raisonnement, aimer impliquerait de refuser le bonheur de l’autre s’il ne passe pas par soi ? (À cet égard, est-il utile de souligner que Carol ne succombe guère à cette tentation égoïste ?) Ou enfin, Le Prix du Sel serait-il, de manière générale, le prix de l’amour, avec son lot de bonheurs et de déceptions ?
Chacun fera de sa propre interprétation son éclat de sel ou sa pierre d’achoppement, mais, en dépit des perceptions différentes qu’il pourrait susciter, Carol est indéniablement le film à voir en ce début 2016.
( Christie Huysmans )
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[1] Patricia Highsmith se vit contrainte de changer d’éditeur pour publier The Price of Salt. Strangers on a train fut son premier roman.
[2] L’écrivain britannique John Berger publia en 1972 une suite de 7 essais regroupés sous le titreWays of Seeing, qui fut traduit en français en 1976 sous le titre Voir le voir. Ce livre fait suite à une série de films de la BBC qui se démarquent par leur approche interdisciplinaire. Outre John Berger (écrivain et critique d’art), ont collaboré à ces émissions Sven Blomberg (peintre et sculpteur), Chris Fox (critique d’art), Michael Dibb (producteur à la BBC) et Richard Hollis (graphiste). Cet essai inspira largement Jean-Luc Godard pour Film Socialisme (2010).
[3] Cfr. Ancien Testament : l’alliance du sel (l’alliance que Dieu ne peut briser) ou le sel de l’alliance, lequel accompagne le sacrifice.