Les brèves des Festivals

CYPRUS FILM DAYS 2015

13 mai 2015
CYPRUS FILM DAYS 2015

Du 17 au 26 avril dernier, s’est tenu le Festival International du Film de Chypre, qui, s’il est encore peu connu chez nous, n’en constitue pas moins un rendez-vous particulièrement digne d’intérêt. Se déroulant simultanément à Nicosie, la capitale de l’île, et au cœur de la ville côtière de Limassol, cet événement, qui en était à sa treizième édition, fut l’occasion pour de nombreux spectateurs de découvrir, outre la récente production chypriote, un large panel de films venant des quatre coins de la planète. En marge d’une sélection extrêmement pointue, le Festival fut aussi l’occasion pour les professionnels du cinéma de participer à des ateliers d’une très haute qualité animés par des conférenciers de haut vol. Fidèles à l’inégalable générosité et à l’hospitalité de sa population, les Cyprus Film Days 2015 ont également donné lieu à de belles rencontres et à des échanges chaleureux dans une ambiance aussi décontractée que festive. 
Grand angle sur les films qui ont marqué le Festival

Three Windows and a Hanging

Dans un village traditionnel du Kosovo, un an après la fin de la guerre, une femme ose briser la loi du silence. Interviewée par une journaliste internationale, Lushe, une institutrice, parle d’une voix hésitante des viols dont elle-même et trois autres femmes ont été les victimes par les forces serbes durant la guerre.
Telles des clés rouillées, ses mots ouvrent fébrilement la porte de la vérité autant qu’ils décadenassent le carcan d’un microcosme dominé par le patriarcat.
En bravant l’interdit de la parole, cette femme audacieuse prend consciemment le risque d’être mise au ban des siens car dans la petite bourgade d’où elle est originaire, il n’est point de pire honte que de parler de la honte . Évidemment, lorsque l’article est publié, la nouvelle fait l’effet d’une bombe, notamment pour Monsieur le Maire, qui ne peut tolérer qu’une femme menace son petit potentat et jette l’opprobre sur sa communauté. Le fait est d’autant plus infamant qu’il a été révélé par une femme indépendante et qui, à ce titre, fait déjà figure d’exception : plus cultivée que la moyenne, Lushe travaille à l’extérieur, elle éduque seule son enfant et ignore si époux, peut-être emprisonné ou mort à la guerre, reviendra un jour.

En portant à l’écran cette histoire vraie, Isa Qosja fait ici acte de bravoure : non seulement parce qu’il dénonce les rouages écrasants d’une société patriarcale dans laquelle la femme, quantité humaine négligeable, n’a nulle voix au chapitre mais aussi car il dévoile, avec une sensible habileté, un crime qui au lieu d’être considéré comme une ignominie, s’impose comme un tabou absolu. Culturellement, persiste en effet l’idée tenace qu’une femme violée est une perdante et qu’en conséquence, elle ne peut être reconnue comme une victime.

Isa Qosja, qui s’était déjà fait connaître en 2005 pour Kukumi , dégage la force tranquille d’un homme sage pétri d’humilité.
Cependant, en dépit d’un regard empli d’une naturelle bienveillance, ce cinéaste originaire du Monténégro ne s’est pas départi de son esprit critique pour mettre en lumière une situation qui, aujourd’hui encore (soit quinze ans après les faits), n’a pas évolué d’un iota. (L’une des femmes ayant inspiré le film s’est d’ailleurs suicidée avant d’avoir eu l’occasion de le découvrir.) Fort heureusement, le cinéaste place son propos au-delà de tout débat politique et en dehors de tout jugement culturel. Eloigné de toute velléité belliqueuse, Three Windows and a Hanging ne prend nullement la tournure d’un réquisitoire tonitruant : il est avant tout un drame humain qui, en dépit de sa noirceur, rayonne d’authenticité et de vérité.
Tourné dans un décor bucolique d’une stupéfiante beauté et porté par la magnifique Irena Cahani, qui joue ici son premier rôle dans un long-métrage, ce film témoigne d’une profonde honnêteté et d’une remarquable sensibilité artistique. 

Reparti des Cyprus Film Days avec trois prix (Meilleur Film, Prix du Jury Jeunesse et une Mention Honorifique décernée à Irena Cahani), Three Windows and a Hanging fut le grand vainqueur de la compétition internationale.

(Cette victoire amplement méritée s’ajoute à un palmarès déjà bien fourni puisque Three Windows and a Hanging a obtenu : the Cinema for Peace Award for Justice à Berlin, le Prix de la Critique au Luxembourg City Film Festival, Le Prix du Public au Festival Thessalonik en Grèce et the Cineuropa Award au Festival de Sarajevo.)

Impressions of A Drowned Man

Film élégiaque à l’atmosphère lynchienne, Impressions of A Drowned Man fut sans doute l’une des plus belles découvertes du Festival. Ode poétique à haute densité philosophique, ce premier long métrage réalisé par le très prometteur Kyros Papavassiliou, dispense une impressionnante persistance rétinienne pour tout qui accepte de se laisser porter par les vagues de l’imaginaire, et demeure à l’écoute des ressacs de la Pensée.

À l’image d’un poème minimaliste, l’intrigue tient en quelques lignes mais son développement n’en demeure pas moins complexe. Un homme se retrouve échoué sur une plage. Déconnecté de son passé, l’esprit lavé de tout souvenir, il ne sait plus qui il est, et ignore où il se trouve. Guidé par un homme qui prétend être un acteur, ce rescapé des flots part à la recherche de son identité. Sa quête aux accents kafkaïens emprunte, dans un premier temps, les dédales de l’absurde avant que le « hasard » d’une rencontre ne lui dévoile son identité et la raison de sa résurrection : il n’est autre que le poète grec Kostas Karyotakis, condamné à chaque anniversaire de sa mort à être confronté à sa tragique destinée.

En exhumant l’œuvre et la vie d’un des plus grands poètes grecs des années 20, Kyros Papavassiliou rend sans nul doute un très bel hommage à ce naufragé de l’existence, qui tenta de suicider par noyade avant de se tirer une balle dans le cœur en 1928 à l’âge de 32 ans. (« Un jour, si j’en ai l’occasion, je pourrai décrire les impressions d’un noyé », écrivit-il dans une lettre précédant sa mort.) Mais en faisant également référence à Sylvia Plath, Vladimir Mayakovsky et Paul Celan, ce talentueux réalisateur nous rappelle aussi que le génie créateur ne dispense pas nécessairement le souffle vivifiant de la guérison aux âmes hypersensibles et aux nostalgiques d’un ailleurs meilleur. 

Même si la question de l’identité et de la prédétermination constitue le point d’ancrage de ce film insolite, celle-ci dépasse largement le cadre restreint d’une quête existentielle motivée par un égo psychanalytiquement hypertrophié ou perverti par un existentialisme forcené. « L’existentialisme est la mort de la philosophie de l’existence », écrivait Karl Jaspers en 1937 et fort heureusement, le jeune cinéaste ne succombe pas à cette tentation suicidaire. Plus proche de l’antiphilosophie d’un Kierkegaard, Kyros Papavassiliou ouvre la voie à la méditation et à la libre interprétation sans jamais imposer au spectateur l’arrogance de l’intellectualisme. Qu’il s’agisse d’ailleurs d’une pure coïncidence ou d’une intention claire, le concept complexe de la Répétition tel que Kierkegaard le formula en 1843 semble être ici revisité cinématographiquement : en faisant de son héros un « revenant » dépouillé de toute mémoire, en lui faisant rejouer le rôle de sa vie au travers de fréquentes mises en abyme et en le confrontant à un jeu de doubles, le réalisateur chypriote amène son personnage principal à se ressouvenir encore et encore. 

Certes, Impressions of A Drowned Man induit le commun questionnement de la liberté existentielle : sommes-nous les propres scénaristes de notre vie ? Ou sommes-nous au contraire condamnés à vivre comme des acteurs dont le destin est déjà pré-écrit ? Et qu’en est-il de nos rapports aux autres ? Que faire avec ceux qui savent ou croient savoir mieux que nous-mêmes qui nous sommes et ce que nous devons faire ?

Cependant, au final, la quête est bien plus ontologique qu’existentielle. Car en ouvrant le ciel de la métaphysique à travers un héros tout droit sorti du néant de l’oubli, émergeant d’un singulier no mans’ land, Impressions of A Drowned Man nous fait entrevoir le purgatoire létal dans lequel toutes les âmes errantes, mortes et vivantes, évoluent au sein même du labyrinthe de l’Être. Et comment échapper à cette éternelle surréalité qui consiste à répéter encore et encore les mêmes erreurs ou les mêmes actes mortifères ? Une autre temporalité nous sera-t-elle offerte pour, un jour , demeurer en paix ?

« J’ai le sentiment que tous les êtres (vivants ou défunts) sont constamment entre la vie et la mort. En manquant de présence au monde, combien de fois ne nous absentons pas de l’existence ?
Et vice versa, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les morts ? Les disparus ne continuent-ils pas à hanter nos vies ?
 », nous confiait Kyros Papavassiliou.  

Si Impressions of A Drowned Man a donc largement de quoi séduire par sa profondeur intellectuelle et son approche poétique, l’inventivité narrative, l’innovation cinématographique et la maîtrise esthétique dont son metteur en scène fait preuve, sont tout aussi remarquables.
La forme et le fond sont d’ailleurs à la mesure des extraordinaires décors naturels où a été tourné le film, tel cet immense lac salé complètement asséché qui s’étend à perte de vue et au milieu duquel émerge un abri des plus étranges. 

Lauréat du Prix du Meilleur Réalisateur dans le cadre de la compétition internationale des Cyprus Film Days, Kyros Papavassiliou a également remporté le Prix du Meilleur Film Chypriote.

( Impressions of A Drowned Man était en compétition pour les Tiger Hivos du 44ème Festival de Rotterdam. Le deuxième court-métrage du réalisateur, Au nom d’un moineau , était dans la sélection officielle des courts-métrages du Festival de Cannes en 2007.)

The Goob

À la fin de l’année scolaire, Goob rentre chez lui, dans le Norfolk, pour un été de dur labeur dans les champs. Il y retrouve son frère, sa mère adorée et son tyrannique beau-père, champion de stock-car, qui, outre ses penchants sadiques, ne peut s’empêcher d’entretenir une liaison avec sa belle-fille et lorgne sur tout ce qui bouge. Chronique brillante d’un adolescent à la fois docile et au bord de la révolte, The Goob en impose plus par sa mise en scène lumineuse et mouvante que par son scénario auquel il manque malheureusement un réel détonateur. Le rythme est pourtant là ; les actions s’enchaînent avec violence et brutalité, puis s’ensuivent des moments d’exultation ou de magie éphémère mais l’on demeure dans l’attente d’une ultime explosion qui ne vient pas. Néanmoins, en multipliant les effets visuels et sonores, Guy Myhill parvient non seulement à sublimer le vulgaire et le sordide mais aussi à magnifier la rudesse sociale d’une Angleterre rurale et moderne.

Couronné du Prix Spécial du Jury, The Goob fait partie de cette nouvelle mouvance britannique extrêmement prometteuse qui dépoussière les atmosphères grises et ternes et insuffle au cinéma social un regain de lumière.

Difret

Film éthiopien qui s’inspire d’un fait réel, Difret s’est vu décerner une Mention Honorifique « pour avoir porté à l’écran une histoire puissante qui aborde un sujet exceptionnel ».

Dans un village reculé, situé à 3 heures d’Addis-Abeba, Hirut, une jeune fille de 14 ans sort de l’école et se fait kidnapper par des hommes à cheval. La tradition veut en effet que l’homme enlève sa future épouse, et ce, que sa famille ou elle-même consentissent ou non à son mariage. Séquestrée, violée, Hirut parvient toutefois à s’échapper non sans s’être emparée d’un fusil laissé par inadvertance par son assaillant. Acculée par son futur époux qui la poursuit, elle lui tire dessus et le tue. S’ensuit un long procès au cours duquel la tenace avocate, Meaza Ashenafi, tentera de plaider sa cause en invoquant la légitime défense.

Même si le film focalise principalement son attention sur la jeune victime, son réalisateur, Zeresenay Berhane Mehari, a l’intelligence de ne pas opposer de manière dichotomique tradition et modernité. Certes, sa mise en scène innove peu et accuse quelques maladresses mais il lui revient néanmoins le grand mérite de dévoiler une réalité aussi méconnue qu’effarante.

(Difret sortira en Belgique à l’été prochain et fera l’objet d’une chronique plus détaillée.)

Valley

Film prévisible et sans grande innovation tant sur le fond (la violence adolescente) que sur la forme, Valley s’est toutefois vu attribuer une Mention Honorifique pour son jeune acteur principal, Naveh Tzur. Ce dernier, plus habitué jusqu’alors à jouer des rôles de comiques ou de lourdauds dans des séries TV, est en effet parvenu à imposer vérité et force à un personnage dramatique aussi violent que sensible.

(Christie Huysmans)