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FAUST

Alexander Sokurov

Johannes Zeiler, Anton Adasinskiy, Isolda Dychauk, Georg Friedrich

134 min.
18 septembre 2013
FAUST

Puissant, dense, complexe et subtil. Tels sont les qualificatifs qui peuvent résumer l’essence du Faust d’Alexander Sokurov. Couronné du ’Lion d’Or’ à la ’Mostra de Venise’ en 2011, ce film, librement inspiré de l’œuvre de Goethe, clôture une tétralogie ayant pour thème le pouvoir. Les trois précédents volets mettaient en scène Hitler ( Moloch ), Lenine ( Taurus ) et Hirohito ( The Sun ).

A priori l’on pourrait se demander ce qui relie le personnage de Faust à ces trois despotes, et ce, d’autant plus que la relecture que fait Sokurov de la pièce de Goethe est très originale. Le réalisateur trace en effet le portrait couleur sépia d’un homme aux contours flous, presque ordinaire, envoûté par le désir, aux prises avec un dialogue incessant avec lui-même. Faust est professeur, il a accumulé bien des savoirs en tous domaines scientifiques mais que connaît-il vraiment de l’âme humaine et de l’amour ? Que sait-il de l’énigme insoluble de l’Homme et de la Vie. Assez paradoxalement Sokurov nous présente ici un Faust quasi démystifié (*), un homme rendu commun par les penchants inhérents à sa nature, mais libéré de tout joug théologique et de toute tentation idéologique, refusant l’ascétisme hypocrite prôné par les aînés. Et c’est peut-être de cette libération, traitée avec une subtile subversion, qu’il tire sa seule puissance. Faust c’est aussi un être infatigable, toujours en mouvement, « qui doit payer » parce qu’il aurait tué accidentellement le frère de celle qu’il désire, Margarete (Isolda Dychauk). Son usurier (Anton Adasinskiy), pâle figue de Méphistophélès, gnome difforme, nauséabond et haletant, néfaste objecteur de conscience, qui ne peut se retenir de déféquer aux moments les plus inopportuns, en vient à ridiculiser « l’incarnation » du Mal et sa cohorte de suppôts légendaires. Et de là se posent en filigranes les questions de la culpabilité, de la liberté et avec elles, inévitablement, celles de la responsabilité et du libre arbitre.

Au-delà de tout manichéisme, Sokurov conclut habilement sa tétralogie en mettant en scène une complexe allégorie sur l’ambivalence propre à l’humanité : son génie créateur, son immense capacité à faire le bien et à aimer à l’infini, face à sa force destructrice, son égale propension à commettre le mal et à se rendre coupable des pires ignominies. Et c’est peut-être à ce carrefour que se croisent Hitler, Lenine, Hirohito et auquel Faust vient à leur rencontre : les despotes sont nés hommes mais bouffis d’orgueil, ils se sont imaginés être à l’égal des Dieux ; mégalomanes, ils se sont mutés en démons par leur volonté de puissance ; devenus les monstres de notre Mémoire, ils ont reçu le sacre funeste de personnages historiques. Jugés coupables de crime contre l’Humanité par leurs pairs, ces ogres affamés de pouvoir ont été, d’une certaine manière, ostracisés de l’espèce humaine. Sans doute a-t-on préféré les bannir en tant qu’hommes parce qu’une foi aveugle en un humanisme outrancier ou en une humanité idéalisée nous avait-elle fait perdre de vue la vraie nature de l’être humain. À rebours, en faisant de l’usurier un piètre Méphisto, un ersatz diabolique malhabile et à bout de souffle, et en démystifiant le personnage légendaire de Faust, en faisant de lui un coupable par accident, un être de chair et de sang porté par le désir, ni plus ni moins orgueilleux qu’un autre, Sokurov nous rappelle implicitement que les tyrans de l’Histoire font partie intégrante de l’Humanité, et c’est peut-être ça qui rend leurs crimes encore plus effroyables : ils n’étaient habités par aucun démon, ils étaient dotés du libre arbitre, rien ne peut les dédouaner aux yeux de l’Histoire.

À plus d’un titre la mise en scène de Sokurov est exemplaire et atteste d’une maîtrise technique parfaite : passé la scène d’ouverture aux couleurs patinées et aux accents picturaux, Sokurov nous prend aux tripes et ne nous lâche plus. On notera les fréquentes anamorphoses (jeux de déformation) auxquelles se prête l’œil de la caméra, notamment dans ses contre-plongées, lorsqu’il s’agit d’investir le paysage onirique ou fantasmagorique de Faust . (David Lynch avait abusé de cette technique dans Inland Empire alors que Sokurov le fait ici avec mesure.) Les rares « moments d’être » qui rassemblent Faust et Margarete sont également remarquables et se rapprochent à cet égard de l’esthétique photographique (**) de Terence Malick. Enfin, la puissance exaltée de Faust tient pour beaucoup au monologue intérieur, proche du « stream of consciousness », qui le tient continuellement en éveil et dont la résonance tire sa force grâce à une voix off qui le suit pas à pas dans ses errances. Sokurov ayant réalisé Faust comme un film muet, les voix ont été enregistrées par la suite en studio, ce qui donne fréquemment l’impression d’un léger décalage entre les images et les dialogues.

Faust fait partie de ces films que l’on regarde comme on lit un chef d’œuvre littéraire ou comme on examine une toile de maître. Il faut non seulement prendre le temps d’aller le voir (le film dure plus de deux heures) mais il faut aussi le regarder encore et encore si l’on veut saisir, entre les lignes, toutes les subtilités qu’il renferme, et tâche encore plus complexe, tenter d’en comprendre tous les desseins ! Car aucun détail n’est laissé au hasard.

( Christie Huysmans )


* À l’origine, Faust est le protagoniste légendaire du folklore germanique du 16ème siècle. Sans certitude absolue, ce personnage mythique aurait été créé à partir de la vie d’un certain Dr. Johann Georg Faust mais d’autres hypothèses co-existent sans faire l’unanimité. À la fin du 16ème siècle, Christopher Marlowe le rend populaire en Angleterre mais ce n’est réellement qu’au début du 19ème siècle que Goethe donnera à Faust ses lettres de noblesse. On notera aussi qu’en 1947, Thomas Mann publie « Doktor Faustus » et que son fils, Klaus Mann, avait écrit « Mephisto » en 1936. Bien que très différents, ces livres abordent tous deux la montée du nazisme et ses ravages intellectuels en y associant déjà le personnage de Faust. En 1981, Istvan Szabo réalise Mephisto , film qui recevra l’oscar du meilleur film étranger. Inspiré du livre de Klaus Mann précédemment cité, Mephisto (qui fait partie d’une trilogie avec Colonel Redl et Hanussen ) est une petite merveille qui, sur le fond, fait admirablement écho à la tétralogie de Sokurov.

** Le Directeur de la photographie de Faust n’est autre que Bruno Delbonnel. Ce dernier a été récompensé à diverses reprises pour son travail dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain et Un long dimanche de fiançailles.