Coup de coeur
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Coup de coeurFRITZ BAUER, UN HÉROS ALLEMAND

Lars Kraume

Burghart Klaußner, Ronald Zehrfeld, Sebastian Blomberg, Christopher Buchholz, Lilith Stangenberg, Jörg Schüttauf

105 min.
20 avril 2016
FRITZ BAUER, UN HÉROS ALLEMAND

Dès la première minute, le cinéaste allemand Lars Kraume réalise un véritable coup gagnant en introduisant son propos par une image d’archive télévisée, filmée dans le cadre du procès Eichmann. Le procureur Fritz Bauer, initiateur des procès dits « d’Auschwitz » à Francfort, y exprime en quelques mots ce qu’il attend de la jeunesse allemande pour le futur. L’entrée en matière est cinglante. L’homme est charismatique, il est animé d’une force de conviction quasi magnétique et sa franchise sans fard happe littéralement le spectateur. Mais qui était Fritz Bauer ?

Retour en 1957 dans l’Allemagne post-nazie. Le procureur Fritz Bauer, incarné de manière magistrale par Burghart Klaußner ( Le Ruban Blanc ), est bien résolu à ce que sa nation soit judiciairement confrontée à ses plus grandes erreurs politiques, historiques et humaines. Pour ce faire, il est impératif que ses criminels de guerre soient traduits devant les tribunaux de son pays. Cependant, pour lui, il n’est pas seulement question de rendre justice ; il en va également de la salvation et de la survie morale et démocratique des générations à venir. Aussi lorsqu’il apprend que l’officier allemand Adolf Eichmann, qui était parvenu à échapper au procès de Nuremberg, se cache en Argentine, il mettra tout en œuvre pour le débusquer et l’exfiltrer, quitte à trahir son pays. Bille en tête, il utilisera tous les moyens possibles pour faire en sorte que ce haut fonctionnaire du Troisième Reich, principal responsable logistique de la solution finale, soit condamné à hauteur des crimes qu’il a perpétrés. Malheureusement, c’est dans une quasi solitude et entouré de traitres qu’il aura à manœuvrer avec habileté et prudence pour mener à bien une entreprise particulièrement dérangeante dans un pays où l’idéal nazi est encore loin d’être totalement éradiqué.

Fritz Bauer est, sur le plan éthique et professionnel, un homme exemplaire. Sa détermination farouche, sa rigueur morale, sa finesse d’esprit, son sens de la répartie, pimenté d’un humour hautement caustique, séduisent d’emblée. Rusé, audacieux et méfiant, ce juriste obstiné et ce patriote humaniste ne peut que susciter fascination et admiration. Mais dans le contexte de l’époque, il n’avait rien pour plaire à son entourage. Socialiste, juif et homosexuel, il avait été incarcéré en 1933 et exclu de la fonction publique. Après s’être exilé au Danemark et en Suède, il reviendra en 1949 en Allemagne et se dira prêt à tout risquer, y compris sa propre vie, afin que la jeunesse de son pays affronte son passé et assume son Histoire.

En rendant un hommage mérité à homme dont l’action salvatrice est longtemps restée dans l’ombre (ce n’est en effet qu’à la fin des années septante que le combat du procureur sera porté à connaissance des Allemands), Lars Kraume ne se contente pas de faire de son film un biopic sobre, juste et rigoureux. Le cinéaste fait également revivre avec une exactitude clinique toute une époque et s’infiltre intelligemment dans un contexte politique qui ne se limite pas seulement à l’Allemagne d’après-guerre. La fragilité du gouvernement d’Adenauer dont l’entourage est toujours larvé par le nazisme, est très clairement évoquée, mais dans une perspective géopolitique planétaire, cet équilibre politique précaire n’encourage vraiment aucun pays à remuer le remugle du passé. « Personne, de Bonn à Washington, ne veut d’un procès Eichmann . », constatera Fritz Bauer.

Bien que la véracité des faits historiques soit scrupuleusement respectée et traitée à la manière d’un palpitant film d’espionnage, le cinéaste allemand a toutefois pris la liberté de créer le personnage de Karl Angermann, jeune procureur qui assistera Bauer dans son combat. Imaginé à partir de plusieurs personnes ayant réellement soutenu Fritz Bauer, ce personnage fictif offre à Lars Kraume l’occasion d’évoquer l’homosexualité supposée de son héros (laquelle sera utilisée par ses détracteurs comme un moyen de pression) mais il lui fournit aussi l’opportunité de rappeler que le paragraphe 175 du Code Civil allemand condamnait drastiquement l’homosexualité et que cette mesure discriminatoire, encore renforcée sous le régime nazi, ne fut abolie qu’en 1994.

Après Im Labyrinth des Schweigens, Elser et Er ist wieder da, Fritz Bauer, un héros allemand s’inscrit parfaitement dans la mouvance du cinéma allemand contemporain et prouve une nouvelle fois la capacité des artistes originaires du pays de Goethe à regarder frontalement leur Histoire et à en exhumer sans édulcorants ses funestes erreurs.

(Christie Huysmans)