Cinéphile
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LA-BAS

Chantal Akerman (France/Belgique 2006 - distributeur : La Cinémathèque/Flagey)
78 min.
7 mai 2007
LA-BAS

Rares sont les films qui savent, grâce à la parole de l’autre, ouvrir un espace au sein duquel le spectateur peut, s’il le souhaite, et à son rythme, se glisser et autoriser de ce fait, par une sorte de métonymie cinématographique, un déplacement du discours du réalisateur vers ses propres préoccupations.

Dans « Là-bas », ce lent travelling entre la cinéaste et le regardant s’installe avec la douceur fascinante de longs plans fixes, repères d’un territoire qui mène d’un chambre à une rue, d’une rue à une ville, d’une ville à la mer, de la mer à la mère.

Il y a de la neurasthénie auto-consolée chez Chantal Akerman. Cette mélancolie, toujours présente mais jamais sur-exposée, qui raconte l’impossibilité de faire un film de commande sur Israël. Qui transforme une impuissance en une expérience unique, proche d’un journal intime dont le stylo devient caméra. Comme celle de Robert Kramer était devenue un outil à décoder la part de l’Histoire et de son histoire dans son biofilm sur l’après de la chute du mur de Berlin en 1989.

En exil à l’intérieur d’un appartement à Tel-Aviv, la réalisatrice pose sur son enfance juive à Bruxelles, sur les difficultés à vivre l’exil (dont un des synonymes est la « déportation »), sur les résonances intimes d’un attentat qui vient d’avoir lieu, un regard abîmé par ce que laisse entrevoir la déchirure des apparences.

Akerman aborde le réel d’une mémoire, la sienne et celle du peuple juif, par une découpe existentielle d’un lieu qui inscrit son cinéma dans une succession de quasi photogrammes d’où s’exhale une oppressante quête d’identité.

Cinéaste d’un temps, dont la ligne mêle le présent au passé, d’un espace, qui se lit au travers de deux persiennes disjointes, d’une réflexion qui s’étire au gré de phrases banales, Akerman échappe à sa claustration, à sa prostration, par une volonté de s’ancrer dans le quotidien de voisins saisis dans l’insignifiance répétitive de leurs gestes les plus anodins (allumer une cigarette, arroser une plante…).

Film visuel, pictural souvent par la précision de ses cadres. Film sonore parce que rythmé par la voix off de la réalisatrice et les bruits assourdis d’une ville qui s’agite au-delà des balcons et des terrasses. Mais aussi film méditatif (*), écrit avec soin et laissant pourtant au silence sa fonction d’être, selon l’antique proverbe de la Mishna, le rempart de la sagesse, « Là-bas », sans être un documentaire au sens étymologique de "ce qui sert à instruire", laisse une trace dont les qualités rappellent celles qu’Aharon Appelfeld attribue à la langue hébraïque (**) : difficile, sévère, ascétique mais infiniment riche.

Baudelaire dans son « Invitation au voyage » évoque la douceur d’un là-bas où « tout n’est que ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Akerman n’a pas besoin de le fantasmer pour le lester du poids d’une évidence dans laquelle tous les exilés d’eux-mêmes peuvent se reconnaître. (m.c.a)

(*) Gus Van Sant n’a jamais caché l’influence, sur sa façon de filmer, des étirements languissants auxquels Chantal Akerman soumet sa pensée.
(**) in « Parlons travail » de Philip Roth, éd. Gallimard