Le divorce de mes marrants

Romy Trajman et Anaïs Straumann-Lévy

Romy Trajman, Gary Trajman, Marielle Sade, Paul Trajman, Denise Cohen, Jacob Trajman

84 min.
15 juin 2022
Le divorce de mes marrants

Documentaire formellement audacieux et courageux sur le fond, le premier long-métrage de Romy Trajman est à la fois intime et universel, libérateur et transformateur, chantant et enchanteur. Ovni filmique, coloré par une esthétique qui a la saveur d’une lollipop arc-en-ciel, et orchestré sur fond d’une musique pop, Le Divorce de mes Marrants fait éclater avec candeur les cris du silence autant qu’il cisaille avec le tranchant de l’humour les liens d’une souffrance transgénérationnelle pour les métamorphoser en élans créateurs.
Romy a 21 ans lorsqu’elle sent que quelque chose ne tourne pas rond en elle. Son corps de femme grandissante l’alerte quant à son incapacité à prendre racine dans la vie adulte. Pourquoi ce malaise lancinant se manifeste-t-il ? Et à quoi tient-il ? Est-ce le signal physique et sensible d’une mémoire cellulaire qui lui indique qu’il est désormais temps pour elle de sortir de la relation fusionnelle qu’elle entretient avec sa maman depuis le divorce de ses parents ? Est-ce ce divorce, nimbé de zones d’ombre et marqué par la violence psychique, qui, depuis l’enfance, la divise intérieurement et la sépare de ce qu’elle est appelée à devenir ?
Mue par la volonté de décrypter ce que son corps lui murmure au-delà des mots, Romy décide donc de mener l’enquête, en compagnie de son amie Anaïs Straumann-Lévy, auprès de tous les membres de sa famille. Une famille monoparentale qui, d’une part, fait corps contre l’adversité, en fuyant un adversaire dont on ignore la vraie nature. Question de survie ! Et d’autre part, une famille étendue mais non encore entendue jusqu’alors, dont les racines enchevêtrées aux traumatismes de l’Histoire ont été dissimulées sous l’humus compact du silence et recouvertes par les faux-fuyants et les non-dits. Un grand corps familial, haut en couleurs, dont certains membres sont malades, et dont la pyscho-généalogie d’ensemble, faite de hauts et de bas, s’est construite et déconstruite, au fil des générations, sur un terrain amnésique que l’engrais de la peur est venu fertiliser à répétition. Une peur aux visages multiples et dont les faces cachées sous le couvert du déni ou par souci d’autoprotection et de survie mentale se jouent des apparences autant qu’elles les déjouent : la peur de raviver une blessure toujours à vif, la peur du qu’en dira-t-on, qui, derrière une probité de façade, castre la vérité, engendre l’effacement de la mémoire et cultive l’oubli, la peur de déterrer les morts et de ternir le culte de leur image, la peur de chasser les fantômes et autres morts-vivants qui hantent pourtant l’inconscient familial et le paralysent… Mais pour vivre avec la peur, et y survivre, que faire ?, si ce n’est en fuyant le réel, en composant avec les faits, en recomposant leur véracité, voire en les réarrangeant quitte à prendre quelque liberté avec la mélodie de la vérité, et ce, de manière à rendre la vie plus tenable et la réalité plus acceptable.
Il n’y a que la vérité qui blesse, dit le proverbe, et pour cause, si la vérité blesse, c’est qu’elle démasque, dans la plupart des cas, une profonde blessure. Une blessure tellement abyssale qu’elle en rejoint l’indicible et l’invisible. Mais comment faire parler l’indicible et percevoir l’invisible si ce n’est en creusant jusqu’à la racine des maux autant que celle des mots ?
Se tenir à la racine, et de là, voir l’essentiel. C’est, d’une certaine manière, en s’appuyant sur la force végétale de cette maxime et en y puisant toute sa sagesse universelle, que, la réalisatrice en herbe qu’est Romy Trajman est parvenue à retourner aux origines d’un monde qui précédait sa venue au monde et celle de son frère Gary, et dont les ramifications s’étaient silencieusement imprimées en elle. Certes, cette courageuse enquête dans l’intimité de son microcosme familial n’appartient qu’à elle, mais sa quête de vérité nous renvoie tous à une forme de nécessité existentielle d’interroger et de questionner, à un moment ou un autre, nos héritages familiaux et culturels, de faire éclater ses secrets et ses tabous, de sonder ses manques et ses manquements, pour non seulement comprendre autant que faire se peut d’où l’on vient mais aussi pour trouver notre propre place au sein d’une cellule familiale dont la complexité s’apparente souvent à celle d’une toile d’araignée. Mais comment ne pas se transformer en un insecte vulnérable, englué entre les fils d’une hérédité écrasante, mais au contraire opérer une métamorphose tel un papillon qui, libéré de son cocon, parvient à voler de ses propres ailes et à se sentir à sa place où qu’il soit, tant au sein du cercle familial qu’au-delà de ses frontières ? Comment transformer un tourbillon familial pour le moins vicieux et suffocant en un cercle vertueux capable d’oxygéner l’horizon du futur et d’élargir ses rivages ? Tel est aussi l’enjeu que relève et révèle Romy Trajman tantôt avec gravité, tantôt avec légèreté.
La gravité éclairée d’une jeune adulte qui, prenant conscience qu’elle porte sur les épaules le faix d’une souffrance qui ne lui appartient pas personnellement, procède progressivement à l’élagage salvateur des branches mortifères qui, ayant déstabilisé l’amplitude de son ancrage dans le sol gravide de la Vie, l’ont jusque-là empêchée de dépasser ses racines familiales et de croître selon sa propre singularité vers le ciel le plus haut et le plus lumineux.
L’énergique légèreté d’une enfant, qui, en chantonnant et en dansant, se rit avec dérision des péripéties et des intempéries de la vie de ses parents, et ré-enchante, sur le ton de la tragi-comédie et avec une insouciance recouvrée, le conte de fées familial en lui réservant une autre fin que celle que la tradition populaire nous a fait miroiter mais où l’Amour trouve toujours quand même sa demeure !

Christie Huysmans