Nina Hoss, Ronald Zehrfeld, Nina Kunzendorf
« Après Auschwitz, écrire un poème est barbare. » C’est sans doute avec cette célèbre phrase du philosophe Theodor Adorno qu’il faut appréhender Phoenix , le dernier film réalisé par Christian Petzold, auteur de Barbara en 2012 et de Yella en 2007. Car Phoenix est un oiseau rare qui mérite d’être approché avec un certain état d’esprit. Un état et une ouverture d’esprit qui, en préambule, se nourrissent de la capacité d’imaginer l’inimaginable et de penser l’impensable : le nihilisme nazi, la résurrection et la survie souvent temporaire [1] de ceux qui ont traversé l’expérience du Néant.
À l’instar d’Adorno qui évoque l’holocauste des mots et le sacrifice de l’esthétique après la barbarie nazie, Christian Petzold porte à l’écran l’audacieuse question de l’être et de l’Amour après Auschwitz. Tel le Phénix, l’être est-il capable de renaître du Néant ? Comment aimer et se laisser aimer après Auschwitz ? Le simple souvenir de l’Amour peut-il être ressuscité ?
Si Phoenix est librement tiré du roman d’Hubert Montheillet Le Retour des Cendres [2] , Christian Petzold s’est également inspiré d’ Une Expérience d’Amour , un récit d’Alexander Kluge qui démontre que l’horreur concentrationnaire a rendu impossible la renaissance de l’amour fou qui unissait un homme et une femme déportés à Auschwitz. Usant de ces deux portes d’entrée, Christian Petzold transpose en Allemagne la fiction qui se déroule à Paris dans le roman d’origine et il sublime une expérimentation aussi réelle qu’effarante par le biais d’une mise en scène hitchcockienne en trompe l’œil.
Grièvement défigurée, la chanteuse Nelly Lenz (Nina Hoss) retourne en juin 1945 dans un Berlin dévasté. Accompagnée de sa fidèle amie, Lene (Nina Kunzendorf), elle est la seule survivante d’une famille déportée à Auschwitz. À peine remise d’une opération de reconstruction faciale, Nelly part à la recherche de son mari, Johnny (Ronald Zehrfeld), malgré les mises en garde de son amie. Quand elle retrouve sa trace dans un cabaret, le Phoenix [3] , il ne la reconnaît pas et ne voit qu’une troublante ressemblance avec celle qui fut sa femme et dont il est convaincu du décès. Décidé à récupérer son patrimoine familial, Johnny lui propose de prendre l’identité de sa défunte épouse. Nelly accepte de jouer le jeu et endosse le rôle de son propre double afin de savoir s’il l’a réellement aimée ou au contraire s’il l’a trahie comme le prétend Lene.
D’aucuns pourraient arguer du manque de crédibilité de l’histoire : comment un homme serait-il incapable de reconnaître d’emblée celle qui fut sa femme ? Sous doute faut-il faire un effort d’imagination pour adhérer au scénario de Phoenix et se laisser porter par le jeu de doubles, la duplicité et la dualité amoureuse que Petzold met magistralement en scène. Mas plus encore que l’imagination, sans doute faut-il entendre la sombre résonance de ceux qui ont nommé l’innommable et qui, à travers la survivance des mots, ont transmis le souvenir de l’apocalypse. C’est assurément fort des témoignages et des questions que la littérature issue des camps a courageusement porté à notre connaissance (de Primo Levi à Jorge Semprun) et imprégné des images et des sons de Nuit et Brouillard [4] d’Alain Resnais et d’ Allemagne Année Zéro de Roberto Rossellini que l’on sera capable d’apprécier Phoenix à sa juste valeur. Car pour croire au personnage de Nelly et au jeu d’un couple doublement factice, il faut se réapproprier avec une suprême empathie la mémoire de ceux qui ont survécu à l’invivable. Car comment être capable de se tenir droit après avoir été contraint à courber l’échine durant des mois ? Comment pouvoir regarder un homme droit dans les yeux lorsque l’on a sans cesse été conditionné à baisser les yeux ? Comment croire que l’on est encore un être humain lorsque l’on a été relégué au rang d’animal nuisible ? Comment parler ou chanter encore quand on a été emmuré dans le silence ? Comment retrouver son âme après avoir subi l’avilissement et l’humiliation la plus abjecte ? Et de la même manière, peut-on éviter de contester l’entêté négationnisme de l’après-guerre, tel que l’incarne Ronald Zehrfeld dans Phoenix ?
Croire en l’inimaginable. C’est là le pari risqué qu’a décidé de relever Christian Petzold, et il le fait de manière exceptionnelle tant sur le fond que sur la forme à travers l’histoire d’un amour devenu impossible. Évitant de montrer l’immonde , le réalisateur opte pour la suggestion : pour évoquer la défiguration de Nelly, il choisit la dissimulation [5] et fait parler les silences de la transfiguration ; aux cris de la souffrance, il oppose le bruissement feutrés des non-dits, pour exprimer l’indicible, il fait chanter la musique, l’art ultime qui donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée .
Film noir qui n’est pas sans rappeler Vertigo , Phoenix développe à travers la renaissance d’un double troublant la tentative d’une résurrection identitaire et la recherche d’une vérité : en rejouant pour son mari celle qu’elle a été tout en lui dissimulant sa réelle identité, Nelly tâche simultanément de reconstruire la femme que l’univers concentrationnaire a broyée et de sonder la vérité d’un amour réduit en cendres. La sobriété des décors, la maîtrise parfaite de la lumière et de la musique (quasi introduite selon les principes du Dogme95) ainsi que la précision de la mise en scène et la direction millimétrée des acteurs concourent à faire de Phoenix un drame intime glaçant et un huis-clos amoureux suffocant.
En réunissant Nina Hoss [6] et Ronald Zehrfeld, Christian Petzold envoie le couple ambigu de Barbara dans un voyage atroce où jusqu’à la dernière minute, la destination finale demeure incertaine.
La dernière scène, magistrale, offre solennellement un coup gagnant à la liberté car il appartient à chaque spectateur d’être à l’écoute de sa portée et de lui accorder le sens qu’il souhaite.
( Christie Huysmans )
[1] Certains écrivains ont bravé la vacuité des mots pour nommer l’innommable : Primo Levi, Robert Antelme, Paul Celan, Imre Kertész, Jorge Semprun, pour ne citer qu’eux. Certains, pressés par l’urgence de se libérer de l’enfer concentrationnaire, ont, très vite, témoigné ; d’autres ont pris leur temps. Mais il est frappant de constater que parmi ceux qui ont été les plus rapides à se saisir de leur plume, nombreux sont ceux qui ont fini par se suicider : Paul Celan et Primo Levi en sont les exemples parlants.
[2] Écrit sous la forme d’un journal intime , Le Retour des Cendres raconte l’histoire d’une femme française qui a survécu à Auschwitz et qui se fait refaire le visage en Suisse avant de retourner à Paris. Le Retour des Cendres avait déjà été adapté au cinéma en 1965 par le britannique John Lee Thompson sous le titre Return from the Ashes ( Le démon est mauvais joueur ). Le texte d’Alexander Kluge, Une Expérience d’Amour ( Ein Liebersversuch ) se situe à Auschwitz. Des médecins nazis épient un couple qui, selon leurs dossiers, était passionnément amoureux. En les mettant en présence dans une chambre close, ils espèrent un rapprochement des deux amants. Le but est de s’assurer que la femme a bel et bien été stérilisée. Tout est orchestré afin qu’ils fassent l’amour mais rien ne se passe. L’expérience a été interrompue et les deux victimes ont été exécutées par balle.
[3] Christian Petzold ne cachant pas sa filiation à Hitchcock, on notera que Phoenix est la ville où se déroulent les premières scènes de Psychose .
[4] Outre ces deux films, Christian Petzold a également regardé avec ses acteurs principaux Les Demoiselles de Rochefor t de Jacques Demy et La Griffe du Passé de Jacques Tourneur, afin de les mettre en condition. On notera que le texte qui nourrit la bande son du documentaire Nuit et Brouillard a été écrit par Jean Cayrol, auteur en 1950 d’un essai remarquable, Lazare parmi nous .
[5] Le visage totalement bandé de Nelly lui donne des allures de momie et n’est pas sans rappeler le film de Georges Franju, Les yeux sans visage .
[6] Nina Hoss a obtenu le Prix d’interprétation féminine au dernier Festival International du Film d’Amour de Mons.