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SAINT OMER

ALICE DIOP

Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Valérie Dréville

122 min.
30 novembre 2022
SAINT OMER

« J’ai envie de dire ce soir que nous ne nous tairons plus. » déclara Alice Diop à la dernière Mostra de Venise lorsqu’elle reçut - en plus du Lion du futur - le Lion d’argent pour Saint Omer. Ce discours à valeur performative, en ce sens que son énonciation invite à l’action, n’était pas qu’un cri de célébration. C’était aussi la signature d’une réalisatrice qui consacre la force du langage et l’impose comme un geste de transformation : dans Saint Omer, la sidération de l’infanticide devient une prise de parole qui ébranle les certitudes et brouille les frontières entre le regardant et le regardé.
Après huit documentaires en plus de quinze ans (La Mort de Danton (2011), La Permanence (2016), Nous (2021), etc.), Alice Diop se lance dans la fiction. Elle y investit un espace où elle peut fondre le réel (un fait divers) dans un genre (le film de prétoire) qui donne de la voix à un récit difficile en exposant son caractère à la fois intime et universel.

Inspiré de l’affaire Fabienne Kabou, une jeune femme d’origine sénégalaise qui, en 2013, a noyé son bébé métis sur la plage de Berck-sur-Mer, Saint Omer (sans tiret, contrairement à la ville du Pas-de-Calais où s’est déroulé le procès, comme une indication du détournement cinématographique) revient sur son passage en cour d’assises pour interroger le rapport à la maternité de la société française entre misogynie, racisme et injonctions dangereuses.

Le scénario, co-écrit par Alice Diop, Amrita David et Marie Ndiaye, change Fabienne Kabou en Laurence Coly (Guslagie Malanda), et introduit Rama (Kayije Kagame), une romancière et professeure qui assiste au procès pour rédiger un ouvrage sur celle que la presse et l’opinion publique dépeignent en Médée moderne - avec la citation directe du Medea (1969) de Pier Paolo Pasolini. Au tribunal, les convictions de Rama, elle-même enceinte, vont vaciller et sa trajectoire personnelle va se confondre avec celle de Laurence Coly ; ou ce qu’elle aurait pu/dû être.

Si Saint Omer s’ouvre sur une scène nocturne d’une femme qui marche sur la plage, il ne s’agit pourtant ni d’un flashback, ni d’une réminiscence de l’accusée, mais plutôt d’une image mentale de Rama qui recrée l’acte irreprésentable. Le meurtre, comme l’enfant sacrifiée, resteront hors-champ pour que le cadre - en longs plans fixes et plans-séquences - soit occupé par un mouvement de la parole qui conduit la dialectique d’observation et ses basculements. À mesure que le décor tend vers l’abstraction, le décalage du point de vue permet de focaliser l’attention sur la personne qui écoute en créant un effet miroir, accentué par l’usage intense des regards caméra, entre Laurence et Rama, et les spectateur·rices.
La rigueur formelle du long-métrage — magnifiée par la superbe photographie de Claire Mathon - épouse l’extrême sophistication discursive de Laurence Coly. Sa diction, qui sert de repoussoir à tout sensationnalisme, fonctionne autant comme une arme linguistique pour contrer les fantasmes racistes projetés sur les parcours et les corps noirs, que comme une mise en scène à part entière. La manière de s’exprimer de la prévenue produit un effet de performance qui met l’horreur à distance, et confère au personnage une dimension impénétrable, irréductible aux étiquettes simplistes (monstre, victime, fabulatrice). En poétisant son crime - elle dit avoir « déposé son enfant à la mer » -, Laurence Coly ne discute pas sa culpabilité et ne s’en remet pas à un verdict - que le film ne montrera de surcroît pas car ce n’est pas l’enjeu ici -, mais à une puissance du langage dans sa tradition durassienne puisqu’elle lui accorde l’identité complexe qui lui a été refusée avant le drame.
En mélangeant les citations (Duras, Pasolini, de Vinci), les types d’images (projections, vidéos familiales) et les procédés (flashbacks intimes, échappées en extérieur ou oniriques), Saint Omer tisse sa toile pour rendre le double récit d’effacement et de disparition audible. L’impact politique de ce parti pris consiste à faire entendre les difficultés et les pertes émotionnelles de l’exil et de l’immigration à travers la violence du silence des mères pour mieux appréhender les traumatismes des filles.

Le dispositif sec et précis de Saint Omer, s’il a le mérite de réfuter le jugement hâtif, n’est cependant pas exempt de maladresses : la référence à la tonte des femmes à la Libération, l’appui sur les « cellules chimériques » de la maternité. À trop se reposer sur une dynamique de correspondances, le risque de limiter les personnages féminins à des entités mère/fille n’est jamais loin. Pourtant, face à une Histoire du cinéma qui compte tant de voix absentes, l’on ne peut que s’intéresser aux tentatives de réparation. Celle-ci déroute autant qu’elle questionne. Et, puisque Saint Omer représentera la France aux Oscars dans la catégorie du meilleur film étranger, il est permis d’espérer qu’il suscitera un dialogue constructif dans un contexte mondial marqué par la résurgence des idées d’extrême droite.

Katia Peignois