Zhao Shuzhen, Awkwafin, X Mayo
Comédie dramatique familiale et intergénérationnelle, « The Farewell » est, nous prévient-on d’entrée de jeu, « basée sur un vrai mensonge ». Oscillant brillamment entre plusieurs registres et naviguant subtilement entre deux cultures, le film s’inspire largement du vécu de sa réalisatrice, Lulu Wang, qui, comme sa jeune protagoniste, apprend en 2013 que sa grand-mère est atteinte d’un cancer incurable et décide de retourner en Chine pour lui faire ses derniers adieux. Se pliant à la tradition chinoise selon laquelle il vaut mieux taire à l’intéressée la vérité quant à son état de santé afin de lui permettre de vivre ses derniers jours avec insouciance, la cinéaste sino-américaine voit très vite dans cette expérience autobiographique le matériau d’un long-métrage.
Peinant à trouver des producteurs prêts à financer son projet, Lulu Wang rencontre par chance Neil Drumming, producteur du show radiophonique « This American Life », qui lui propose d’écrire et d’enregistrer son histoire, qu’elle intitulera « What you don’t know ». Le miracle opère, puisqu’en moins de quarante-huit heures après sa diffusion, une foule de producteurs se manifestent auprès d’elle pour en faire à tout prix un film, qui, dès sa première projection au Festival Sundance, conquiert la critique ainsi que le cœur de millions d’américains, et qui a récemment valu à sa jeune interprète principale d’obtenir le Golden Globe de la meilleure actrice dans une comédie.
Incarnée par la célèbre rappeuse Awkwafina, de son vrai nom Nora Lum, Billie est, tout comme Lulu Wang, née en Chine avant d’émigrer à l’âge de six ans aux États-Unis avec ses parents et y adopter un mode de vie américain ainsi qu’une manière de voir le monde et la vie largement occidentalisée. Ses parents s’adressent à elle en anglais et non dans sa langue maternelle qu’elle a d’ailleurs grand peine à maîtriser ; ils la jugent bien trop émotive pour les accompagner en Chine et assister au mariage précipité de son cousin, prétexte tout trouvé pour que la famille se réunisse au grand complet autour de sa grand-mère, Naï Naï, qui ignore tout de sa fin de vie annoncée. Mais bravant l’interdit parental, Billie débarque à Changchun à la surprise générale. Une surprise qui, si elle dépite ses parents, ravit la pétillante et malicieuse Naï Naï (Zhao Shuzhen), laquelle entretient avec sa petite-fille des relations privilégiées depuis sa plus tendre enfance. Doutant de la pertinence de l’injonction au silence que la tradition lui impose, Billie se prête alors avec difficulté et inconfort à l’orchestration de cette comédie familiale, voire à cette farce tragique, qui, sous le couvert d’une union bancale que l’on entend célébrer dans l’allégresse et en grandes pompes, n’est à ses yeux qu’un adieu mensonger. « En Chine, on meurt toujours du cancer, lui rappelle sa mère pour l’amener à être raisonnable, car même si ce n’est pas le cancer qui tue, c’est l’angoisse qui s’en charge ».
Si la question du deuil, de l’anticipation de la mort ainsi que les tabous qui l’entourent hantent « The Farewell » de bout en bout, le propos évite avec bonheur un écueil lacrymal. Point de vallée des larmes ici mais bien un florilège de légèreté et de situations cocasses ou douces-amères, qui servent de prétexte à la réalisatrice pour interroger sobrement et avec un regard distancié les relations interpersonnelles qui allient les membres de cette famille que l’émigration a éloignés vingt-cinq ans durant. C’est ainsi avec une tendresse touchante que sont évoqués l’attachement profond et la belle complicité qui unissent Billie et l’énergique Naï Naï, personnage irrésistible pour lequel on craque littéralement.
Mais au-delà du portrait familial haut en couleurs, de ses différends internes et de ses dysfonctionnements, Lulu Wang aborde avec l’assurance d’une équilibriste les rapports identitaires ambivalents que peuvent nourrir les protagonistes à l’égard de la culture dont ils sont issus et de celle que l’exil et le déracinement les ont amenées à adopter, voire à totalement intégrer. Et c’est peut-être de ce double regard sino-américain que le film tire une grande part de son originalité.
Bien que de facture américaine, « The Farewell » est donc aussi un film profondément chinois mais il déploie surtout avec une joyeuse mélancolie un arsenal thématique universel dont les multiples facettes détiennent un puissant potentiel d’identification et de séduction, et ce, quel que soit l’âge que l’on puisse avoir.
(Christie Huysmans)