Peter Simonischek, Sandra Hüller, Hadewych Minis, Michael Wittenborn, Trystan Pütter.
Sélectionné sur le fil au 69ème Festival de Cannes1, ovationné lors de sa projection officielle, porté aux nues par la critique, Toni Erdmann fut le grand absent du Palmarès 2016. Une absence qui n’a évidemment pas manqué de donner du grain à moudre aux censeurs du 7ème art, certains allant même jusqu’à estimer que les derniers jurys cannois étaient passés maîtres dans l’art de dévaluer la Palme. Cela étant dit, les commentaires acides quant au Festival et les gloses amères eu égard aux choix impénétrables de son jury ne datent guère d’hier car, comme le souligne avec ironie notre honorable confrère, Henri Roanne-Rosenblatt, dans son roman Le cinéma de Saül Birnbaum, « il est de bon ton de cracher sur le festival, de mépriser cette kermesse, cela n’empêche pas ses pires contempteurs d’y revenir chaque année, de ne vouloir manquer à aucun prix ce bal annuel des illusions, de réserver douze mois à l’avance leur chambre, leur placard ou leur villa avec piscine. »
Mais si Toni Erdmann n’est pas rentré dans les divines grâces de la Mecque du cinéma, sa carrière ne s’est pas pour autant arrêtée aux portes de la Croisette, antichambre d’un paradis somme toute devenu très relatif. Le film a enthousiasmé en juin dernier le Brussels Film Festival, qui lui a décerné trois prix2, et il y a fort à parier que les Lolas (l’équivalent des Césars en Allemagne) ne passeront pas à côté de cette comédie qui, sous des dehors truculents et démesurément loufoques, fait preuve d’une sensibilité pudique, et cultive mélancolie et tendresse avec beaucoup de nuances.
La réalisatrice allemande, Maren Ade n’est pas une inconnue sur la scène de la cinéphilie mondiale. Son premier long-métrage, The Forest for the Trees fut découvert au Sundance Festival en 2005 et son deuxième film, Everyone Else, remporta deux Ours d’argent au Festival de Berlin en 2009 : le Grand Prix et le Prix d’interprétation pour Birgit Minichmayr. Il en va également de même pour son actrice principale, l’éblouissante Sandra Hüller, qui a déjà remporté de nombreux prix d’interprétation depuis ses débuts en 2004 dans Requiem de Hans-Christian Schmid.
Avec Toni Erdmann, la cinéaste a pris un double risque : celui de réaliser une comédie qui flirte avec le grotesque et celui de prendre son temps pour installer ses personnages et extraire toute la sève de son sujet.
Au cœur du film, siègent deux protagonistes qui vivent aux antipodes l’un de l’autre : un père (Winfried) et sa fille (Ines). Homme d’âge mûr, imprévisible et fantaisiste, Winfried prend la vie avec humour et légèreté. Il saisit la moindre occasion pour faire des blagues qui ont le raffinement d’un coussin péteur. Face à ce farceur invétéré à l’allure négligée, sa fille, qui prend la vie avec humeur et travaille sans relâche pour une société de consultance basée à Bucarest. L’oreille vissée en permanence à son portable, cette femme d’affaires ambitieuse et hyper organisée ne vit que pour une seule chose : son travail, seule planche de salut à une existence réussie. Pour essayer de se rapprocher de la galaxie sur laquelle vit sa fille, Winfried décide de débarquer à l’improviste dans la capitale roumaine. Ne cachant pas son exaspération face à cette visite impromptue qui vient troubler sa vie minutée et son univers aseptisé, Ines ne sait quoi faire de ce père maladroit, encombrant et dont elle a honte. Bien conscient qu’il dérange et que sa présence a l’élégance d’un éléphant dans un magasin de porcelaine, Winfried ne compte toutefois pas capituler devant cette fille qui fait tout pour le maintenir à distance. Avant de refaire ses bagages comme le souhaiterait Ines, il tient à s’assurer qu’elle est bien heureuse. Aussi « pour se fondre dans le paysage », s’invente-t-il le personnage de Toni Erdmann. Coiffé d’une ridicule perruque en broussaille et les dents chaussées d’un dentier de clown, Winfried se fait ainsi passer pour un coach en développement personnel. Prenant son rôle avec le sérieux d’un gourou des temps modernes et la bouffonnerie d’un auguste, il devient le troubadour anarchiste qui bouscule la vie bien rangée de sa fille et s’évertue à remettre en cause ses croyances. L’humour lui permettra ainsi de transcender la réalité, et en faisant de sa fille sa secrétaire, qu’il affublera du nom de Miss Schmuck, il l’amènera enfin à se déchaîner et à renouer avec The Greatest Love of All.
A priori, l’on pourrait se laisser à penser que Toni Erdmann est une critique acerbe d’un capitalisme cynique cultivant toujours sa dose de sexisme. Cependant, le film est moins une critique sociale qu’un constat qui se plaît à tourner en dérision un mode de pensée et d’action obsédé par la performance, pathétiquement déshumanisé et tragiquement déshumanisant. Dans cette perspective, quoi de moins anodin qu’un bureau de consultance servant de parapluie aux entreprises qui souhaitent justifier des coupes dans le personnel et s’assurer sournoisement de la légitimité d’une délocalisation sans en prendre la responsabilité directe ?
Mais au-delà du contexte social, Toni Erdmann est peut-être avant tout la chronique intime et universelle d’un père à la reconquête de sa fille. À peu de choses près, c’est l’histoire d’un homme, complètement Morgane de sa fille, qui s’est mis en tête de lui chanter dans le creux de l’oreille son Mistral Gagnant, rêvant de s’asseoir avec elle sur un banc cinq minutes pour regarder la vie tant qu’il y en a, et espérant entendre son rire comme on entend la mer… Et c’est là où le film touche, car c’est avec une pudeur extrême, que la nostalgie de Winfried s’infiltre dans les plis et les replis de son physique de clown. Un histrion qui, sous des airs désinvoltes et excentriques, dissimule une profonde tristesse : celle d’un père, qui a mis tout en œuvre pour assurer à sa fille une existence brillante mais l’a vue singulièrement s’éloigner des idéaux défendus par sa génération. C’est ce qui fait aussi de Toni Erdmann un film intergénérationnel et « politique ». Comme le souligne Maren Ade, « situer l’action en Roumanie lui a permis de souligner l’aspect politique du conflit qui se joue entre les protagonistes, avec d’un côté, le père qui a tout fait pour s’assurer que sa fille bénéficie de l’assurance et de l’indépendance d’esprit nécessaires à sa réussite d’adulte, et de l’autre, cette fille qui a choisi de privilégier une carrière dans un domaine extrêmement conservateur où tout est axé sur le rendement et le profit, c’est-à-dire toutes les valeurs qu’il a méprisées sa vie entière ». Paradoxalement, il a su transmettre à Ines tous les outils indispensables à la réussite dans un monde libéral (flexibilité, confiance en soi et croyance qu’il n’y a pas de limites), lequel s’avère en totale contradiction avec sa vision naïvement humaniste de la vie.
En conclusion, si Toni Erdmann ne fut malheureusement auréolé d’aucune Palme, il n’en demeure pas moins un film exceptionnel qui, pour le meilleur, nous offre la possibilité d’expérimenter toute la relativité du temps en un peu moins de trois heures.
(Christie Huysmans)
1Sélectionné en dernière minute, le film avait été initialement pressenti pour concourir dans la catégorie Un Certain Regard.
2Toni Erdmann a remporté au BRFF le Golden Iris Award, le Best Screenplay Award et le RTBF TV Prize of Best Film.