Yoann Blanc, Jo Deseure, Bérengère Bodin, Joséphine Stoll
Mathieu (Yoan Blanc) est biologiste marin. Enfermé dans son labo, l’œil vissé en permanence sur son microscope, il passe son temps à découper de minuscules cadavres d’organismes marins. Oppressé, peu épanoui dans son travail, pas beaucoup plus heureux dans son couple, il est balloté comme une algue morte par l’écume de jours et de nuits évidés. Un jour, un minuscule grain de sable vient se glisser dans les rouages rouillés de son existence aussi banale qu’insatisfaisante : sa belle-mère, Christine (Jo Deseure), une femme apparemment épanouie et comblée sous tous rapports, disparaît du jour au lendemain sans donner d’explication. Troublé par cette énigmatique disparition, il décide de partir à sa recherche et entreprend un périple qui l’amènera sur les rivages de l’île d’Oléron. Cette fugue hors du train-train quotidien sera pour ce naufragé de la parole, cet homme proche de la noyade existentielle, l’occasion de tisser avec une femme deux fois plus âgée que lui les liens d’une amitié atypique et d’accomplir non seulement un voyage intérieur, une exploration insulaire de son être, seule accessible dans la solitude et l’isolement, mais aussi de faire une incursion temporelle tant dans sa propre vie que dans celle de sa belle-mère.
Que l’on se laisse tout simplement porter par l’histoire à la fois universelle et intemporelle de ces deux êtres qui décident de prendre la large ou que l’on s’immerge dans une analyse minutieuse du deuxième long-métrage de la très talentueuse réalisatrice belge Géraldine Doignon ( lire notre interview ), on ne peut qu’être impressionné par la précision de la mise en scène, son sens inouï du détail et le remarquable travail d’épure accompli dans les dialogues.
Pinçant avec grâce et simplicité les cordes sensibles d’une humanité réaliste tout en s’approchant à pas feutrés d’une esthétique à la Malick et d’une photographie rappelant celle du cinéma asiatique, Un homme à la mer constitue non seulement un grand-écart cinématographique mais révèle aussi et surtout une réalisatrice capable de se réapproprier avec intelligence les influences dont elle est consciemment pétrie tout en marquant l’œil et l’esprit du cinéma belge d’une empreinte toute personnelle, révélatrice d’une vision idiosyncratique du 7ème art et lucide quant aux objectifs qu’elle cherche à atteindre.
Si dans son premier long-métrage ( De leur vivant ), Géraldine Doignon, avait déjà fait preuve d’un touchant génie créatif, cette cinéaste, qui ne laisse rien au hasard, excelle dans Un homme à la mer dans l’art d’harmoniser le fond et la forme.
Ses personnages, à la fois ordinaires et singuliers, sont semblables à ces coquillages nacrés, ces petits galets ou ces petits bouts de verre translucides, polis et repolis par l’eau et le vent, que l’on trouve sur une plage et que l’on ramène précieusement chez soi comme de petits trésors. Des trésors dont on s’empare avec aisance car, très vite, ils s’unissent à l’écho silencieux de nos pensées et trouvent leur place dans la trame de notre propre existence. Qui, en effet, ne s’est jamais submergé par le flot et la dysrythmie du quotidien au point de perdre tout contact avec sa propre temporalité ? Qui n’a jamais ressenti cet état proche de l’hydrocution qu’occasionne le tumulte assourdissant des préjugés ? Qui ne s’est jamais laissé gagner par l’inertie de l’habitude et la force paralysante des a priori que l’on cultive sur soi-même et que l’entourage vient renforcer par sa trop grande proximité ? Qui n’a jamais rêvé de prendre la fuite, de s’exiler, ne serait-ce que quelque temps, sur une île déserte ? À quelle distance se tenir de soi et des autres pour savoir ce que l’on est, ce que l’on veut ou ce que l’on ne veut plus ? Où et comment trouver l’énergie de plonger dans cet immense océan qu’est la vie, avec confiance et espérance, et ce, en dépit des doutes que l’avenir, par nature incertain, nous réserve ? D’où faire jaillir l’étincelle insulaire qui réside en chacun de nous et qui nous éclairera quant à la juste place à occuper au monde ? Telles sont les questions qu’ Un homme à la mer caresse avec le doigté d’un ange, à travers le spectre d’un jeu de miroirs transgénérationnel.
Certes, le thème de la quête identitaire était déjà à l’œuvre dans De leur vivant et l’on pourrait citer d’autres motifs présents dans les deux films : la disparition de la figure maternelle, la fuite aveugle devant la réalité, le deuil (au sens large), la difficulté de communiquer avec les autres, la disharmonie du couple, le rapport complexe et ambivalent à soi et à l’altérité… Pourtant, la plume de Géraldine Doignon s’illustre ici avec davantage de maturité et d’assurance, et l’on pourrait même affirmer qu’aborder avec récurrence des thèmes aussi universels tout en ayant l’intelligence de les décliner sous un nouvel angle, à travers deux histoires bien différentes, constitue la promesse d’une œuvre en devenir à la fois cohérente et originale, qui ne peut que progresser. Si l’on veut chercher la petite bête, reste en effet encore à parfaire deux éléments qui, à ce stade de sa filmographie, ne sont encore qu’à l’état embryonnaire : l’humour certes présent par petites touches, est encore trop clairsemé et mériterait d’être renforcé ; quant à la dramaturgie, l’irruption plus fréquente de moments émotionnellement plus explosifs, confèrerait davantage de puissance aux personnages et serait ainsi susceptible de provoquer de plus fortes secousses sismiques chez le spectateur.
Mais si le fond, résultat d’une patiente et laborieuse écriture, est dense, fouillé et pénétrant sans s’empêtrer dans un verbiage vaseux qui se prendrait trop au sérieux, que serait-il sans une forme à proprement cinématographique ? Car c’est là aussi ce qui frappe dans Un homme à la mer : cette maîtrise hors-pair de la technique et des qualités intrinsèques au 7ème art. Il émane en effet de l’ensemble du film une extraordinaire consonance entre l’image, le contenu et le son (avec une recherche musicale, incomparablement plus aboutie que dans De leur vivant ).
Visuellement, Un homme à la mer est un voyage à l’éveil du sens autant que des sens, allant même jusqu’à à susciter chez le spectateur des sensations olfactives ou à rendre palpable une notion aussi abstraite que le Temps. Si le début du film s’appuie sur une composition de l’image qui enferme son protagoniste principal et n’amène pas le spectateur à éprouver une franche sympathie pour celui-ci, il en va tout autrement pour la suite. Servis par une photographie aux qualités quasi proustiennes, nimbés d’une lumière impressionniste, certains plans et certaines scènes de la seconde partie du film réverbèrent avec une prodigieuse justesse la musicalité intérieure des personnages ainsi que le regard qu’ils posent sur eux-mêmes comme sur le monde. Il en va également de même dans le traitement des lieux : tantôt clos, sombres, oppressants ou détrempés par une lumière artificielle, tantôt réceptacles d’une mémoire enfouie ou encore catalyseurs lumineux d’un avenir rempli de promesses, ceux-ci interagissent, d’une part, avec la psychologie des personnages, et sont d’autre part, à l’image de l’évolution et de la transformation opérée par ces deux personnages qui, progressivement, sortiront de leur chrysalide. Qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, les lieux exhalent le soufre de leur état d’âme autant qu’ils habitent leur état d’esprit ; ils les empêchent de respirer et de vivre à pleins poumons autant qu’ils les font renaître en leur insufflant le regain de l’espoir et d’une énergie capable d’entraîner dans son sillage une possible embellie. Enfin, que dire de tous ces infimes détails et de tous ces objets qui parsèment le film de bout en bout et détiennent une portée symbolique à la fois simple et profonde, qui va bien au-delà du langage des mots ?
Que vous empruntiez un bateau de croisière, une barque, un canoé ou encore que vous vous y rendiez à la nage, allez sans hésiter découvrir cette petite perle fine ! C’est beau, c’est bon, ça fait du bien, et en plus, c’est belge ; nous aurions donc tort de bouder notre plaisir et de nous refuser une saine fierté !
( Christie Huysmans )