Daniela Vega, Francisco Reyes, Luis Gnecco
Trois ans après le magnifique Gloria qui avait valu à son interprète principale, Paulina Garcia, de remporter l’Ours d’Argent de la meilleure actrice, le réalisateur chilien, Sebastián Lelio, démontre une nouvelle fois encore son talent incontestable de portraitiste. Le cinéaste aime filmer les femmes, toutes les femmes, et n’a pas son pareil pour les magnifier et en révéler la grâce loin des clichés qui peuplent les magazines people et autres revues féminines.
Avec ce cinquième long-métrage, Sebastián Lelio révèle l’actrice transgenre Daniela Vega aussi charismatique que bouleversante dans le rôle de Marina, une jeune femme éperdument amoureuse d’Orlando, un quinquagénaire qui a l’âge d’être son père et meurt brusquement dans ses bras d’une rupture d’anévrisme. Pour l’énigmatique Marina, s’engage alors un combat : celui de s’octroyer, contre vents et marées, le droit de faire le deuil de l’homme qu’elle a profondément aimé.
Coupant l’herbe sous le pied à la question « qui a le droit d’aimer qui » mais qui, suscitera fort probablement la crispation des contempteurs du corps, Una Mujer Fantastica s’aventure pas à pas et avec une remarquable pudeur sur l’étroit sentier d’une histoire d’amour hors normes, portée et revendiquée par une femme faisant preuve d’une infaillible dignité.
En se tenant à bonne distance de ses protagonistes, le réalisateur chilien s’abstient de toute surdramatisation et s’efforce de révéler avec lenteur et délicatesse l’émouvante complexité d’un personnage qui, loin d’être taillé dans le marbre, ne sombre à aucun moment dans la victimisation en dépit de toutes les humiliations subies. Défendant corps et âme son intime liberté, celle d’être ce qu’elle est, Marina conserve la tête haute et étouffe par ses poignants silences les paroles haineuses de ceux qui la considèrent comme un monstre. En multipliant les regards qui se posent sur sa mystérieuse héroïne, le cinéaste parvient concomitamment à faire rayonner sa force et ses fragilités et à dévoiler l’obscène laideur de ceux qui, succombant à une fascination inavouée, ne se privent guère de voyeurisme. À cet égard, on ne peut que relever le comportement symptomatique de cette policière qui, forçant Marina à se déshabiller devant elle, s’empresse de la détailler du regard de bas en haut.
Prisme humain d’une société qui s’accommode difficilement de la différence, cette femme fantastique car jugée comme un être contre-nature par La Sagrada Familia1, cristallise de manière exceptionnelle les tensions humaines et humanistes que génère de manière hallucinante le déshabillage d’un tabou. Accompagnée par une bande-son sublime qui ondule avec les mouvements et les émotions d’une femme dont les mystères sont lentement dénudés, la mise en scène de Lelio hypnotise par ses moments de poésie et ses surprenantes échappées oniriques lorsque ses brusques déplacements de caméra ne lui servent pas à trancher efficacement dans le vif de son sujet.
Déstabilisant par sa sensibilité et son audacieuse tendresse, Una Mujer Fantastica réussit à nous livrer l’histoire palpitante d’un amour prématurément brisé que la pression sociale, la suspicion et le ressentiment s’évertuent à fissurer si ce n’est à annihiler en doutant de sa légitimité autant que de sa sincérité. Reparti de la Berlinale 2017 avec pour lot de consolation le prix du scénario, couronné du Teddy Award du meilleur film ainsi que d’une mention spéciale par le Jury œcuménique, ce fantastique film n’aurait assurément pas volé l’Ours d’Argent d’interprétation féminine (accordé à l’insipide Kim Min-hee pour son rôle erratique dans On the Beach at Night Alone de Hong Sangsoo). Nul doute que l’accueil triomphal que la presse et le public ont unanimement réservé à l’époustouflante Daniela Verga contraste de manière frappante avec le choix d’un Jury (présidé par Paul Verhoeven) qui a indéniablement manqué de cran dans le cadre d’un Festival qui se veut progressiste et prétend véhiculer des valeurs humanistes.
Christie Huysmans
1 La Sagrada Familia est le titre du premier long-métrage de Sebastián Lelio