Interview de Adil El Arbi et Bilall Fallah pour ‘Black’
C’est quelques jours après que Black a remporté le Prix du Public au Festival de Gand que nous avons eu l’occasion de rencontrer Adil El Arbi et Bilall Fallah. Ce sont deux jeunes hommes hyper décontractés, violemment passionnés de cinéma et bouillonnants d’enthousiasme qui ont accepté de répondre à nos questions avec la plus grande spontanéité. C’est sans langue de bois qu’ils ont dissipé, de manière très directe, les malentendus ou les points de controverse que pourrait susciter leur film. Adil, qui s’est fait notamment connaitre en Flandre après son passage dans l’émission De Slimste Mens ter Wereld, a la tchatche extrêmement facile et parle au rythme d’une mitraillette, Bilall est quant à lui plus posé et se montre beaucoup plus économe en paroles.
Pourquoi avoir tant tenu à faire ce film ? Quelle a été votre motivation première ?
A.E.A : Quand nous étions étudiants en première année à Sint-Lukas, nous avions lu le livre de Dirk Bracke, auteur très connu en Flandre et réputé pour écrire des histoires dont les sujets sont très durs (inceste, prostitution, enfants soldats…). Etant donné qu’il met souvent en scène des adolescents, la lecture de ses livres est largement dispensée dans les écoles flamandes. Par la suite, lorsque nous avons commencé nos études de cinéma, nous savions qu’il avait aussi écrit un livre qui abordait la question des bandes urbaines, une réalité que nous connaissions déjà un peu. Dès que nous avons lu le livre, nous sommes immédiatement tombés amoureux du personnage de Mavela, de son parcours dans ce monde-là, et de cette histoire d’amour, très naïve et très pure mais qui naît dans un contexte très violent. Selon nous, il y avait là tous les ingrédients pour faire un bon film.
S’il ne fallait retenir qu’un seul message de votre film, quel serait-il ?
A.E.A : C’est difficile à dire car lorsqu’on commence un film, on n’a pas nécessairement un message en tête. Mais s’il ne fallait en retenir qu’un, ce serait : « Va jamais dans une bande urbaine ; c’est de la merde ! »
On rapproche souvent Black de West Side Story. La musique joue un rôle important dans votre film, et certaines scènes sont particulièrement chorégraphiées. Y avait-il une volonté consciente de votre part de chorégraphier autant la mise en scène ?
A.E.A : Nous avons grandi avec le cinéma américain de Martin Scorsese, Spike Lee, Quentin Tarantino, Oliver Stone, Steven Spielberg… Autant de réalisateurs qui font d’une certaine manière du cinéma d’auteur mais avec des moyens hollywoodiens. L’esthétique de leurs films est très stylée, et on aime particulièrement cette approche. Et pour qu’un film ait cette allure-là, cette atmosphère hollywoodienne, il faut absolument que tout soit minutieusement préparé. On ne voulait pas réaliser un documentaire ni un film qu’on fait à l’arrache avec un gsm ! Cependant, d’un autre côté, on tenait aussi à ce que le jeu des acteurs soit très naturel. On voulait que le spectateur ait l’impression que ces jeunes viennent vraiment de la rue. Quand on regarde un film comme La Cité de Dieu par exemple, tout est extrêmement travaillé et stylisé au niveau de la mise en scène mais le jeu est extrêmement naturel. C’est ce mélange d’esthétique et de naturel que nous trouvions vraiment intéressant d’explorer.
B.F. : On tenait vraiment à ce que la musique soit authentique et colle réellement à l’univers de ces bandes mais on voulait également qu’elle puisse naturellement s’intégrer à la sound track centrale du film. Et cette combinaison crée une harmonie musicale qui concourt à donner une atmosphère pleinement cinématographique au film en se fondant avec les décors et les images.
Il y a notamment le titre Back to Black de Amy Winehouse qui a été magnifiquement repris par Oskar and The Wolf.
A.E.A : Oui ! Nous sommes vraiment très contents de cette reprise, qui a été faite spécialement pour le film. Pour la petite histoire : on était en train de travailler sur cette séquence quand on a entendu à la radio cette chanson d’Amy Winehouse, et on s’est immédiatement dit qu’elle collait parfaitement à l’histoire de Mavela et à cette scène en particulier. Les paroles correspondent tellement au personnage ! Et la mélodie, mélancolique, est tellement proche de Mavela. On a donc négocié les droits de reprise, et une fois qu’on les obtenus (après un an de négociation !), on est allé voir Max Colombie (Oskar and The Wolf). En préparant le film, on avait entendu et beaucoup aimé le titre Princes. Et on s’était dit : il faut qu’on trouve un artiste belge capable de nous faire une reprise de Black to Black avec cette atmosphère ! Et là on a appris que Max était belge, qu’il habitait Bruxelles. C’était vraiment génial !
B.F. : Il y les paroles, la mélodie mais il y a aussi l’association avec la personne d’Amy Winehouse, son histoire intime et son parcours artistique.
Vous avez déclaré dans un entretien accordé à Cinergie : « il était préférable que le film soit réalisé par un arabe ou un noir car un blanc aurait dû avoir plus de retenue. Nous, nous pouvions aller très loin dans l’histoire sans qu’on nous accuse de racisme. » Est-ce dire qu’il serait aujourd’hui, plus qu’avant, politiquement incorrect voire illégitime de faire des films sur une communauté de laquelle on n’est pas issu ? (Robert Wise et Jerome Robbins, les réalisateurs de West Side Story n’avaient, à leur époque, aucun lien avec les communautés qu’ils ont mises en scène)
A.E.A : On nous a quand même accusés de racisme mais bon… Ça a toujours existé mais, d’un autre côté, tout dépend aujourd’hui du film que tu veux faire. Aux États-Unis, par exemple, il est maintenant plus difficile de faire un film sur la communauté noire si on n’est pas un réalisateur noir, mais à côté de ça, on fait plein de films sur le terrorisme avec des arabes, et tout le monde s’en fout complètement. Il y a donc des deux. On revient d’une semaine à Hollywood et on y rencontré beaucoup de producteurs qui nous ont dit avoir pas mal de projets qu’ils hésitaient à réaliser car ils n’avaient pas de liens étroits avec la communauté qu’ils voulaient mettre en scène. Le risque qu’ils évoquaient était d’aboutir à un résultat trop politiquement correct, trop lissé en ne confiant pas le projet à un réalisateur issu de la communauté évoquée. Quelqu’un originaire d’une autre communauté risquerait de se réfréner, de ne pas y aller à fond par crainte de créer des stéréotypes, ce qui serait dommage car on aboutirait à un film trop éloigné de la réalité. Or, le but, c’est de parler des choses telles qu’elles sont, sans mentir, même si elles sont dures. En tant que réalisateur, tu as probablement moins de retenue quand tu évoques une histoire qui se déroule dans la communauté dont tu es issu. Autre exemple : en 1972, Francis Ford Coppola ne voulait pas du tout faire Le Parrain ; ce sont les producteurs qui sont allés le chercher et qui ont insisté pour qu’il réalise ce film parce qu’ils tenaient absolument à ce que le réalisateur ait des origines italiennes. Le problème n’est donc pas neuf.
Dans votre film, les Black Bronx sont plus violents que les 1080. Pourquoi ?
A.E.A : Oui, c’est vrai, ils sont plus violents. Dans le livre de Dirk Bracke, la bande des 1080 n’entre pas en conflit direct avec les Black Bronx. Les jeunes qui font partie des 1080 sont principalement des jeunes adolescents qui s’adonnent à de la petite criminalité ; ce sont des petites frappes alors que les Black Bronx sont beaucoup plus proches du crime organisé. On a donc repris directement ces éléments du livre, sauf que l’on tenait à ce que dans le film, il y ait une confrontation entre les deux bandes. Les deux livres font au total 500 pages, et nous en avons fait un film de 90 minutes. L’auteur a rencontré la vraie Mavela, qui lui a raconté son histoire, laquelle se déroule principalement au sein de son propre gang et est marquée par une violence tant interne qu’externe avec les autres bandes. Le personnage principal du film, c’est donc Mavela. Le but n’était donc absolument pas de dire : les blacks sont plus violents que les autres. Ça n’a rien à voir. West Side Story, Roméo et Juliette… Nous, nous voulions focaliser notre film sur notre Juliette, qui est Mavela. Les autres, ce sont des satellites. Et si on doit montrer une scène dure, on le fait. À ce titre, le grand frère de Marwan n’est pas non plus un ange. Dans notre prochain film, on parlera des jeunes qui vont en Syrie. Ce sont principalement des marocains qui partent là-bas, et on ne va donc pas commencer à déformer la réalité pour être politiquement correct !
Dans votre film, on assiste à deux viols. L’un est suggéré ; l’autre est totalement montré. Pourquoi cette différence de traitement ?
B.F. : Notre but était de suivre au plus près le personnage de Mavela et de montrer la réalité à travers son regard, de dévoiler ce qu’elle vit, ce qu’elle ressent et expérimente. C’est la raison pour laquelle le premier viol est suggéré car Mavela ne voit pas ce qu’il se passe. Cinématographiquement, Black, c’est le film de Mavela. Il retrace son évolution et les traumatismes qu’elle subit.
A.E.A : Mavela a été notre ligne rouge ; elle constitue donc le prisme de tout le film. Et si on s’était trop écarté d’elle, le film aurait perdu en équilibre et en force. Si Mavela est présente dans une scène, c’est elle le personnage central. À peu de choses près, la seule exception concerne Marwan, qui a ses propres scènes.
Ne craignez-vous pas que la communauté noire se sente stigmatisée dans votre film ?
A.E.A. : Jusqu’à présent, en Belgique, personne n’avait encore fait un film ayant pour personnage principal une personne d’origine africaine, et une fille en plus ! On ne peut donc pas dire que Black stigmatise la communauté noire puisqu’il met en valeur un personnage central d’origine africaine. Mavela, c’est l’âme du film, sa figure iconique. C’est elle qu’on suit, c’est elle dont on tombe amoureux, c’est pour elle qu’on a peur. En plus, le film raconte une histoire d’amour entre deux jeunes qui croyaient que, jusqu’à ce qu’ils se rencontrent, le centre de leur vie était leur bande respective. Ils tombent amoureux et ils se rendent compte qu’il peut y avoir autre chose en dehors de leur gang. Il ne faut pas chercher autre chose que ça et passer à côté de l’essentiel. Black, c’est une histoire d’amour à la fois très simple et très universelle comme Roméo et Juliette ou West Side Story. C’est probablement pour ça que le film fonctionne très bien aux États-Unis, au Canada ou dans les pays de l’Est. On aurait très bien pu faire un film avec un latino et une chinoise ou deux blonds du quartier. Le but, c’est que l’histoire touche le public le plus large possible, qu’il vive au Pérou ou en Chine.
B.F. : C’est une histoire d’amour qui touche à l’humain et dans laquelle chacun peut s’y retrouver d’où qu’il vienne. Il y a donc un haut potentiel d’identification.
A.E.A. : C’est vrai que, dans le film, les bandes urbaines ne s’en sortent pas très bien. Mais la réalité est que ces bandes sont des organisations très violentes.
Dans votre film, la femme est tantôt violentée, tantôt réifiée, et ce, qu’elle fasse partie des 1080 ou des Black Bronx. Y avait-il de votre part une intention de dénoncer ce phénomène ? Peut-on qualifier votre film de féministe ?
A.E.A. : Absolument ! Dans ces bandes, la femme n’est qu’un objet. Dans notre précédent film, Image, notre personnage principal était déjà une femme. On est particulièrement attirés par ce type de personnage car nous sommes des mecs, un peu machos, et c’est donc particulièrement intéressant d’explorer des protagonistes qui sont très éloignés de nous. Par le passé, il y a déjà eu des films sur des bandes ; mais ce sont toujours des films très masculins où les femmes sont soit inexistantes soit reléguées au second plan.
Avant vous, Céline Sciamma avait réalisé Bande de Filles.
Oui, en effet, mais Bande de Filles n’était pas encore sorti quand on préparait le film. De plus, il a été réalisé par une femme et il y donc une proximité « naturelle », une logique en termes d’affinités, entre les protagonistes et la réalisatrice. Et comme le titre le dit clairement, c’est une bande de filles et pas une fille dans une bande de garçons. On voulait montrer les conséquences réelles de cette culture machiste sur la femme, qui est réduite à un objet. Il faut d’ailleurs savoir que le viol collectif est monnaie courante au sein de ces bandes. C’est l’un des crimes pour lequel elles comparaissent très souvent devant les tribunaux.
À plusieurs reprises dans votre film, les jeunes que vous mettez en scène (quelle que soit la communauté dont ils soient issus) défendent l’idée que quoi qu’ils fassent, leur situation ne pourra jamais évoluer, que leur avenir est bouché car ils seront toujours considérés comme des gens différents car issus de l’immigration. Il y a là un manque de confiance en soi, aux autres et en l’avenir qui est à l’œuvre mais aussi un culte de l’a priori tant par rapport aux autres que par rapport au futur. En faisant ce film, avez-voulu à la fois mettre en exergue cette perception d’isolement, cet auto-enfermement et cet autodénigrement ?
A.E.A. : Oui, c’est vrai. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle ces bandes urbaines existent ou que des jeunes décident de partir en Syrie. Il y a beaucoup d’adolescents, qu’ils soient marocains ou d’origine africaine, voire tout simplement vivant dans le quartier, qui ont cette impression d’avenir bouché. Ils ont, par exemple, un frère ou un cousin qui n’a pas obtenu un job en raison de ses origines, et par association, ils se disent : pourquoi moi j’aurais plus de chance ? À quoi ça sert ? En conséquence, ils ne se sentent pas totalement belges. Mais d’un autre côté, envoie un jeune d’origine marocaine au Maroc ou un jeune d’origine congolaise au Congo, ils ne se sentiront pas là-bas plus à l’aise en termes d’identité. Ces jeunes ne savent donc pas trop qui ils sont, et c’est à ce moment qu’une bande urbaine arrive et leur dit : « Toi, viens chez nous, car avec nous, tu auras une identité claire ; au sein du groupe, tu es quelqu’un ; tu existes. » En plus, à l’adolescence, dans l’absolu, c’est le moment où on veut savoir qui on est, c’est l’âge où on veut faire partie d’un groupe. Et ce sont ce malaise identitaire et ce manque d’espoir qui constituent le fonds de commerce des bandes urbaines.
B.F. : Il faut également insister sur leur jeune âge : ils ont entre 15 et 20 ans maximum, et c’est aussi pour eux une manière de se rebeller contre un manque d’espoir.
A.E.A. : Et le problème, c’est qu’ils croient n’avoir rien à perdre en rentrant dans ces bandes.
Il y a donc là un réseau de croyances qui est entretenu et qui, au final, est extrêmement dommageable. Et si, vous en tant que réalisateurs qui rencontrent un certain succès, vous aviez un message à faire passer à ces jeunes, quel serait-il ?
A.E.A : Nous ne tenons pas à véhiculer un message en particulier. Ce que nous voulons faire, c’est réaliser nos films du mieux possible. Et dans Black, nous montrons des jeunes acteurs, pleins de talent. Et ceux-là, il a fallu aller les chercher dans la rue, dans les écoles ou sur les réseaux sociaux car il n’y avait pas d’acteurs professionnels pour incarner nos personnages. Pour certains d’entre eux, notre film a marqué le début de quelque chose de neuf : ils ont pris goût au cinéma et continuent maintenant à jouer. C’est notamment le cas d’Aboubakr, qui interprète le rôle de Marwan, qui a récemment joué dans une pièce de théâtre qui a été vue par le Roi Philippe.
B.F. : Après le film, grâce au soutien financier de Matthias Schoenaerts, nous avons créé un bureau de casting. Nous avions tellement rencontré de jeunes très talentueux qu’il nous semblait malheureux de les abandonner. Pour chaque rôle, on avait le choix entre 5 candidats potentiels, et il nous a fallu choisir le top du top. Nous les avons donc tous repris dans une base de données afin de faire en sorte que pour ces jeunes, le cinéma ne reste pas inaccessible. C’était une manière de leur dire : « vas-y ; tu peux le faire ».
A.E.A : Devenir réalisateur, c’est possible. Être acteur, c’est aussi possible. Il y a de l’espoir ! Tous les jeunes qui ont joué dans le film, ont maintenant été vus par les plus grands producteurs de cinéma au monde, qui les ont vraiment adorés ! Montrer que c’est possible et qu’il y a de l’espoir, c’est le seul truc qu’on puisse faire en tant que réalisateurs.
Quels sont vos projets futurs ?
Ce sera une question de timing. Nous avons un projet qui nous tient beaucoup à cœur et qui raconte l’histoire de quelqu’un qui va rechercher son frère, qui est parti en Syrie. C’est une histoire de famille fabuleuse qui nous a beaucoup touchés et que l’on tient vraiment à mettre en scène. À côté de ça, lors de notre séjour à Hollywood, nous avons rencontré des producteurs de la Warner Bros, de la Twentieth Century Fox et d’Universal… qui ont vraiment flashé sur notre film. Et depuis lors, on a reçu beaucoup de projets. On a notamment rencontré le producteur de Transformers, celui de Pirates des Caraïbes ou encore celui de Birdman …et grâce à toutes ces rencontres, nous pouvons envisager de réaliser différents genres de films. Cependant, il faudra voir ce que l’on décide de faire, et ça, on ne le sait pas encore car on a l’embarras du choix. Les gens que l’on a rencontrés là-bas, nous disent tous : c’est possible, c’est possible ! Mais nous savons très bien qu’à Hollywood, si tu foires une fois, si tu fais un flop commercial, après ça, Hollywood, c’est fini. On ne veut pas se planter et on veut donc bien réfléchir avant de décider quel premier film on réalisera à Hollywood.
(Propos recueillis par Christie Huysmans)