Venue défendre au FIFF Mommy, le dernier film de Xavier Dolan, Anne Dorval nous a fait le grand plaisir de nous accorder un entretien le 5 octobre 2014. Femme touchante, désarmante de simplicité, pétrie d’humilité, Anne Dorval est aussi une maman à la sensibilité à fleur de peau. Amie intime de Xavier Dolan, l’actrice ne cache pas son admiration pour le talent et l’intelligence du jeune réalisateur.
Qu’est-ce qui vous a le plus séduit dans le personnage de Diane ?
Sa dignité, son sens de l’humour, sa vivacité d’esprit, son sens de la répartie, son intelligence en dépit de son manque de culture évident. Sa force aussi. C’est une mère qui se bat pour son enfant, comme bien des mères d’ailleurs, et qui est bien peu aidée dans son combat. On peut même dire qu’elle est seule contre tous. J’ai aussi beaucoup aimé le fait qu’elle ne s’apitoie jamais sur son sort. Elle refuse d‘être une victime tout comme elle refuse le regard de pitié que les gens pourraient porter sur elle. C’est aussi une femme qui est dans le déni. Elle est pétrie de contradictions, et c’est ce qui fait aussi la richesse de son personnage. Puis, il y a aussi sa façon improbable de s’habiller !
Au tout début du film, elle signe un document, en écrivant Die en surmontant le i d’un cœur. C’est sa manière de nous dire « I love or I die » ?
Il y a de ça en effet. C’est aussi révélateur d’un comportement de petite fille. C’est comme son porte-clés ! C’est complètement ridicule… mais ça fait du bruit ! Car Diane est quelqu’un qui en impose ; elle fait du bruit, quand elle marche, quand elle bouge. C’est quelqu’un qui veut montrer qu’elle s’assume et qui sait pertinemment qu’elle dérange.
Mommy, c’est la réunion évanescente de trois personnalités bien distinctes. Pourtant, le film donne progressivement l’impression qu’elles fusionnent en une seule et même entité. Est-ce dans cet état d’esprit « fusionnel » que vous vous êtes préparée à incarner le rôle de Diane ?
Absolument ! C’est très juste. En ce qui concerne la préparation, on travaille toujours seul et l’unique matériau de départ dont on dispose, c’est un scénario, c’est un texte. Evidemment, je connais très bien Xavier, et c’est sûr que ça aide mais je ne savais pas à l’avance comment les autres réagiraient. Personnellement, je peux lire un scénario cinquante ou cent fois ; puis je peux laisser passer deux ou trois semaines sans le regarder, et le relire par la suite deux ou trois fois dans la même journée. Je prends des notes, je me pose beaucoup de questions, j’ai parfois des réponses et au fil de mes lectures, j’ai l’impression qu’il y a toujours quelque chose de nouveau qui en ressort. Très souvent, j’ai d’ailleurs plus de questions que de réponses ; ce qui est bon signe. Car, comme dans la vie, rien n’est coulé dans le marbre : on a toujours des incertitudes, on prend des risques et on essaie de défendre un personnage. Et pour bien défendre un personnage, il faut qu’il soit crédible dans le scénario, qu’on dispose d’un maximum d’éléments sur lui, qu’on sache d’où il vient et vers où il se dirige. Après, la rencontre sur le plateau, c’est tout une affaire de raffinement où le metteur en scène doit jouer pleinement son rôle pour éviter que l’on refasse ce que l’on a déjà fait, pour éviter de tomber dans des clichés, pour empêcher que cela devienne trop larmoyant, pour nous interdire d’aller trop loin dans le pathos, la violence ou les rires. Et tout ce travail de dosage revient au réalisateur. J’ai toutefois eu quelques lectures préalables avec Xavier et Antoine. Et lorsque j’ai entendu Antoine pour la première fois, je l’ai trouvé absolument formidable et je me suis dit : « C’est pas possible ! Ça va être une révélation ! »
Quelle est la scène que vous préférez dans le film ?
C’est difficile à dire. Il y en a une qui me touche beaucoup au début du film : lorsqu’ils sont tous les trois dans la cuisine et qu’ils se mettent à danser sur cette musique de Céline Dion. Parce qu’on a l’impression que tout est possible pour ces trois personnages alors que l’on sait très bien qu’ils sont trop heureux pour que cela puisse durer. On sait que c’est un bonheur éphémère et c’est ce qui fait tant de peine. C’est aussi la première fois où l’on voit Kyla se détendre et sourire ; Kyla qui porte en elle une histoire secrète douloureuse et qui, pour la première fois se dit : je suis accueillie, j’ai des alliés, je fais partie de cette famille. Pour Kyla, ce moment est une sorte de pause ; une véritable suspension que Steve et Die partagent également comme si c’était la première fois dans leur vie. Il y a beaucoup de lumière dans cette scène. Évidemment, il y a aussi la scène du rêve ; un vrai crève-cœur… Mas n’en parlons pas trop ; laissons au public le soin de la découvrir…
Quelle a été la scène la plus éprouvante à tourner ?
La scène qui se déroule sur le parking, avec les gardiens. C’est sûr que c’était dur. Puis il y la scène où elle se retrouve toute seule. Pourtant j’aime ce moment car elle continue à lutter ! Même seule, face à elle-même, elle se ressaisit ! « Non, se dit-elle, je ne vais pas pleurer ! Ça va bien aller. Je vais aller faire une tarte aux pommes ! Et tout ira bien » Ce déni, ça me touche tellement chez elle. Et j’ai l’impression qu’au cinéma on voit tellement de scènes de larmes… C’est à se demander si ce n’est pas une manière d’aller chercher un prix d’interprétation ! Il y a une telle surenchère que ça finit par ne plus me toucher. Alors que parfois, retenir ses pleurs, c’est plus émouvant qu’autre chose. Et je trouvais intéressant que Diane retienne ses larmes au point d’avoir un visage monstrueux.
Vous êtes aussi la maman de deux enfants. Dans quel état d’esprit, dans quel état émotionnel, se retrouve-t-on en tant que maman, après un tournage tel que Mommy ?
Ah mes enfants ! Je les aime. Ils sont grands mais, tu sais, pour nous, ils restent toujours petits ! Et j’ai toujours autant envie de les bercer, de les serrer contre moi, de les embrasser et je ne m’en prive pas. Je suis peut-être une mère un peu envahissante ! Je ne suis donc pas devenue une mère plus aimante ou plus démonstrative après un tournage tel que celui de Mommy. Par contre, je portais peut-être un regard plus endolori sur mes enfants, je leur prenais peut-être la main différemment ; le film m’a très certainement influencée dans les discussions que j’avais avec eux le soir venu. Pourtant, même si certaines scènes sont parfois éprouvantes émotionnellement, je ne traîne pas mes personnages à la maison car ce serait très malsain. Quand on dit « coupez », c’est fini ; je laisse le jeu derrière moi. Le cinéma, c’est du jeu et il ne faut pas l’oublier ; un jeu auquel je me prête avec grand plaisir ; c’est le métier que j’ai choisi et que j’adore, mais à la maison, je passe à autre chose.
Vous connaissez Xavier Dolan depuis qu’il a quinze ans. Vous êtes devenus des amis intimes. Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans son évolution tant sur le plan humain que sur le plan professionnel ?
Ce qui m’impressionne le plus chez Xavier, c’est la vitesse à laquelle il apprend. Mais, dans le même temps, ça ne m’étonne pas beaucoup car Xavier est quelqu’un qui fait tout très vite. Il dort peu, il se réveille la nuit pour écrire. Parfois il me lit des scénarios en français ou en anglais sur ma boîte vocale (même des projets dont je ne fais pas partie), il écrit des poèmes, il écrit plein de choses. C’est quelqu’un dont le cerveau n’arrête jamais ; c’est ça qui me sidère le plus chez lui. Je n’aime pas beaucoup le mot de génie mais… C’est quelqu’un qui travaille énormément et qui retient tout. Il évolue donc beaucoup plus vite que quelqu’un comme moi qui suis normale. Il a aussi une maturité exceptionnelle. Lorsque je me souviens de lui à ses débuts et que je regarde ce qu’il a accompli en sept ans, je trouve ça extraordinaire. Il précise aussi sa pensée un peu plus dans chaque film. En quelques années, il a pris énormément d’assurance. Je me souviens que, pour son premier film, tout le monde essayait de l’aider à diriger. À l’époque, il n’avait aucune expérience, il n’avait même pas fait une école de cinéma. L’équipe qui était réunie autour de lui, était constituée de personnes qui avaient accepté de l’aider et qui étaient bien plus expérimentées que lui dans le métier. Il n’avait reçu aucune subvention, personne ne lui faisait confiance ; nous n’avions pas de distributeur, et personnellement, je m’étais dit : ce film ne sera jamais projeté sur grand écran, on fait juste un exercice entre nous, ce n’est pas grave, c’est une expérience comme une autre au cours de laquelle nous apprendrons tous quelque chose. À un moment donné, je suis tout de même allée le voir et je lui ai dit : « Xavier, il faut que tu prennes ta place ; c’est ton scénario, c’est toi qui dois diriger ce film car si je dois écouter l’avis de plusieurs personnes en même temps, parfois des avis contradictoires, tu n’auras pas de film, tu n’auras pas d’actrice ». Petit à petit, il a pris du pouvoir sur le plateau mais il lui a fallu du temps. Sur le deuxième film, déjà son assurance s’est précisée et maintenant, quand je le vois… ! Son évolution est frappante. Mais son assurance ne l’empêche pas d’être à l’écoute de ses collaborateurs et de les entendre. Parfois il accepte leur avis, parfois il n’y adhère pas. Il lui arrive aussi de ne pas savoir que faire avec une scène, alors il rit, il crie, il va voir son directeur photo et lui dit : « aide-moi, apprends-moi ! ». Xavier n’a pas cet orgueil mal placé, cette vanité que peuvent avoir certains cinéastes lorsqu’ils ont du succès, car il a toujours envie d’apprendre. Il a de l’assurance, certes, mais il a l’intelligence de questionner ses collaborateurs comme il le faisait à ses débuts. Et ça, cela me touche beaucoup chez lui car c’est la marque d’une grande intelligence. Ce n’est pas parce que l’on questionne les autres, que l’on sollicite leurs avis, qu’on a moins d’idées ou moins de talent. Que du contraire. On a toujours quelque chose à apprendre des autres quel que soit son niveau d’érudition. Xavier est un autodidacte ; il est très érudit mais il cherche toujours à apprendre.
Lorsque l’on entend s’exprimer, que cela soit en anglais ou en français, on remarque aussi qu’il s’efforce toujours de trouver le mot juste.
Tout à fait. Je me souviens d’ailleurs que lorsqu’il apprenait l’anglais, il essayait d’apprendre un maximum d’expressions british ou américaines et qu’il s’efforçait de les utiliser lorsqu’il rencontrait un anglais ou un américain. Il fouillait dans les dictionnaires, recherchait de nouveaux mots, les apprenait et essayait toujours de les replacer le plus justement dans leur contexte.
Vous avez donc l’impression que le succès que Xavier Dolan a rencontré, notamment au dernier Festival de Cannes, ne l’a pas changé humainement.
Non. Ça lui a ouvert des portes ; ça lui a donné la possibilité de rencontrer des gens importants. C’est désormais plus facile pour lui de financer ses projets. On le prend au sérieux. Mais s’il est parvenu là où il est aujourd’hui, c’est parce qu’il a beaucoup travaillé. Certes avec l’aide d’autres, dont je fais partie, ce qui me rend heureuse. Mais Xavier ne manque jamais d’exprimer sa reconnaissance. Il me le dit et je la vois aussi dans les plans de Mommy. Je sens bien l’amour qu’il me porte et ça me touche d’autant plus. Et cette reconnaissance-là, il l’a envers tous ceux qui l’ont aidé.
Mommy dégage une intensité émotionnelle extraordinaire, et la réponse du public à Cannes fut, selon vos propres termes, « une incroyable déferlante d’amour ».
Ah oui, à Cannes, c’était incroyable !
Quels sont, selon vous, les éléments du film qui concourent le plus à susciter une telle vague d’émotions ?
Je ne sais pas exactement ce qui suscite autant d’émotions. Peut-être le fait de parler de gens simples, de parler d’une mère (et tout le monde à une mère), sans porter de jugement. Mommy, c’est aussi une émotion brute. La semaine dernière, un de mes amis m’a appelée après être allé voir le film à Montréal. C’est un metteur en scène, quelqu’un de très cultivé, qui a déjà vu des centaines de films, et lorsque je l’ai eu en ligne, il était en larmes et il m’a dit : « j’ai l’impression d’avoir dix-sept ans et de ne jamais avoir éprouvé pareille émotion ». Son trouble était comparable à celui d’un adolescent qui éprouve une émotion intense, quelque chose qu’il n’a jamais ressenti précédemment et qui est tellement violent que cela en devient incontrôlable. ». Il était bouleversé à un tel point que je m’inquiétais ! Je lui ai même dit : « Dis-moi où tu es, je viens te chercher, on va boire un verre de vin, tu ne peux pas rester seul comme ça ! » Egoïstement, j’étais contente car il avait été touché ; je me suis dit que le film marchait, qu’il suscitait de l’émotion (c’est aussi pour cela qu’on l’a fait) mais même si on espérait tous qu’il émouvrait les gens, jamais on ne s’était imaginé qu’il serait accueilli avec autant d’émoi, universellement et toutes générations confondues. Évidemment, le film a aussi ses détracteurs et il ne fera jamais une totale unanimité ; ce n’est d’ailleurs pas ça qu’on recherche. Certaines personnes le détesteront pour les mêmes raisons que ceux qui l’ont aimé. Ils trouveront peut-être ça ringard. Mais lorsque j’ai entendu mon ami au téléphone me disant « j’ai dix-sept ans », j’ai compris tout à coup qu’il s’agissait d’une émotion incontrôlable, peut-être quelque chose qui remontait à l’enfance ? On ne sait pas d’où ça vient ; c’est très mystérieux.
Comme vous le disiez justement, Mommy parle de « La » mère et tout le monde à une mère ; et quels que soient les rapports que l’on ait pu avoir avec sa mère, elle demeure une figure centrale.
C’est ce que je me disais aussi au début. Et il existe une infinité de mères : la mère qui n’est pas assez présente, celle qui s’occupe trop de ses enfants, la mère qui n’a pas eu assez de place en raison du comportement de son mari, la mère qui abandonne son enfant... Il y a tellement d’histoires possibles ! Mais si on est là, c’est parce qu’on a une mère. Oui, c’est grave le personnage de la mère !
La photographie du film et le traitement de la musique ont probablement aussi un impact ?
C’est très vrai. La musique y est pour beaucoup. D’autant plus qu’elle a aussi une histoire puisqu’il s’agit de la compilation laissée par le père de Steve. C’est donc une musique qui a une résonnance particulière, qui fait écho à un voyage fait en famille et réveille donc des souvenirs. La musique, c’est aussi l’écho d’un deuil qui se cicatrise difficilement. Ce n’est pas une bande son qu’on serait venu coller au film. Mais cette déferlante émotionnelle demeure mystérieuse et inexplicable. Les gens disent d’ailleurs en sortant du film qu’ils ont ressenti un électrochoc. Et très souvent, ils retournent le voir. Ils amènent leur mère, leur sœur, leur frère, leurs amis… Même les journalistes retournent le voir ! C’est comme ça au Québec et c’est aussi ce que l’on nous a dit à Paris. D’ailleurs, lorsque je suis allée à l’avant-première à Montréal, mon fils, qui a quinze ans, était assis derrière moi et il pleurait, il pleurait ! Je l’ai rarement vu pleurer comme ça. Je voyais que sa sœur essayait de le consoler et je me demandais si c’était parce je jouais dans le film qu’il était autant ému. Mais non. « C’est tellement triste, ce film, Maman ! », m’a-t-il dit. Il est même allé le revoir dès sa sortie avec huit de ses amis. Ça m’a fait d’autant plus plaisir qu’en ce moment, il est en pleine crise d’adolescence et qu’il m’envoie souvent promener ! Je suis toujours ringarde ; il lève les yeux au ciel à chaque fois que je lui dis quelque chose… et puis là tout à coup, tout le monde se rallie à la cause de cette mère !
Vous pouvez nous parler de vos prochains projets ?
Je vais retourner à Montréal pour poursuivre le tournage d’une série dans laquelle je joue depuis sept ans (Les Parent). Après ça je vais continuer à faire la promotion de Mommy, à Stockholm en novembre et ensuite probablement à Los Angeles. J’ai aussi d’autres projets au cinéma, au théâtre et pour la télévision mais je verrai ce qui sera possible en fonction de mes horaires.
(Propos recueillis par Christie Huysmans)