Anne Le Ny

Cinéaste

Une demi-heure d’entretien avec Anna Le Ny, c’est une demi-heure d’échanges avec une jeune femme intéressante pour laquelle on éprouve, très vite, un sentiment de sympathie. Elle accepte les approches personnelles de son film tout en assumant, avec un intelligent à propos, son point de vue. Vive, souriante (ce qui n’est pas évident après une journée d’interviews aux questions vraisemblablement répétitives), accueillante, elle est de ces réalisateurs avec lesquels on aurait aimé être « celle qui reste » plus longtemps en sa compagnie. (m.c.a)

CF (CinéFemme) : Avant de commencer cet entretien, laissez-moi vous dire combien j’ai apprécié votre film qui aborde un sujet délicat avec une honnêteté et une vibrance qui renouent des fils de vie que la gravité aurait pu détendre et disloquer.

Vous êtes surtout connue en tant qu’actrice pour le petit (*) et le grand écran (**), avec « Ceux qui restent » vous franchissez le Rubicon de la réalisation.
ALN (Anne Le Ny) : C’était le bon moment, pour moi, de donner corps à l’espèce de logique qui pousse certains acteurs à devenir réalisateurs. J’avais déjà écrit un scénario en 2005, mais c’est Vincent Dietschy (" En visite") qui l’a mis en scène.

CF : Comment est née l’idée de ce scénario ?
ALN : J’ai eu envie de partir d’un personnage masculin (Bertrand) un peu stéréotypé et de le confronter à une situation qui le mette en déséquilibre.
Pour le personnage féminin (Lorraine), c’était un peu plus compliqué. Je voulais que ce soit une jeune femme qui ait des doutes, qui exprime des refus.

CF : Pour échapper à un certain cliché de la féminité résignée et dès lors compatissante ?
ALN : Effectivement. Il a y tellement de personnages de femmes qui n’accèdent au statut d’héroïne qu’à travers le sacrifice, l’abnégation de soi-même, et la conformité à certains rôles attendus d’elles : la sainte, l’infirmière.

CF : Il me semble néanmoins qu’il existe entre Bertrand et Lorraine une différence qui peut être essentielle dans leur approche de la maladie : celle du temps. Bertrand est confronté au cancer de son épouse depuis longtemps…
ALN : … et pour Lorraine c’est quelque chose de neuf. C’est aussi pour cela qu’elle est dans ce refus. Lui, depuis 5 ans, il soutient sa femme sans faillir. Ce qui a pu faire naître une certaine intransigeance ou intolérance.

CF : Vis-à-vis de sa belle fille entre autres ?
ALN : Valentine, la fille de sa femme, a 16 ans. C’est une adolescente qui a beaucoup de mal à assumer la maladie de sa mère. Et c’est une chose que Bertrand comprend mal. Parce qu’il est entier et fiable. Mais il est en même temps pétri de contradictions.

CF : Le titre de votre film est une façon de mettre en avant cette nécessité de résister
à la maladie ?
ALN : En fait je suis partie d’une expression souvent entendue lors des enterrements : le plus dur c’est pour ceux qui restent. Je trouvais d’abord cette expression un peu passive et résignée jusqu’à ce que j’en saisisse la double force. Celle de ceux qui continuent à être en vie et celle de ceux qui survivent à l’épreuve de tenir, de rester à côté de ceux qui souffrent.

CF : C’est d’ailleurs une délicatesse de votre film. Vous ne montrez pas les malades.
C’est comme si, métaphoriquement, au lieu de vous intéresser à la pierre jetée dans l’eau, votre attention se concentrait sur les ronds qu’elle y laisse.
ALN : Mon envie était de parler des dommages collatéraux de ceux qui ne vivent pas la maladie en ligne de front mais à l’arrière. C’est pourquoi j’ai décidé de privilégier, dans l’hôpital, les lieux de vie : la cafétaria, le kiosque à journaux… mais sans faire l’impasse sur les sentiments et sensations qui agitent « ceux qui restent », notamment la fatigue, la peur qui ne lâche pas et la culpabilité.

CF : Parlons-en de cette culpabilité, voulez-vous. Elle me semble double, exprimée différemment par vos personnages.
ALN : Il y a, pour Bertrand, la culpabilité de tomber amoureux alors même que votre conjoint est hospitalisé dans un service oncologique. Pour Lorraine la culpabilité est surtout liée à ses doutes. Sera-t-elle à la hauteur de la situation qui va être la sienne : vivre avec un homme diminué ?

CF : Je me suis demandé, à un moment et notamment lorsque Lorraine aborde avec une étonnante et iconoclaste sincérité le tabou « du sacrifice attendu par la nécessité d’une maladie » si, plutôt que dans une histoire d’amour, votre film ne s’inscrit pas dans quelque chose de plus vaste, proche de la confrontation entre « Eros » et « Thanatos ».
ALN : Les forces de vie opposées aux forces de mort. Il est vrai que ce sont des énergies qui imprègnent les hôpitaux, mais je voulais surtout me demander comment des gens ordinaires
confrontés à un moment qui, quoique douloureux, n’a rien d’exceptionnel en soi - on a tous ou on va tous connaître un jour l’épreuve d’accompagner un malade - continuent à vivre et à réagir lorsque l’amour, qui dans le cas présent n’a rien de romantique, leur tombe dessus.

CF : Vous réussissez à rendre vos personnages tellement attachants, qu’une fois le film terminé, on continue à y penser, non pas comme à des êtres de fiction mais comme à des êtres humains.
ALN : C’est sans doute dû au fait que je ne pose aucun jugement ou regard moral sur leurs réactions. Je les laisse être, dans le développement de leur relation, le plus authentiquement eux-mêmes.

CF : J’ai lu dans « Le Figaro » du 29 août une recension, à juste titre élogieuse, de votre film dans laquelle Vincent Lindon évoquait le fait qu’il était, depuis la psychanalyse qu’il suit depuis 5 ans, intéressé par les mots et leur sens qui va bien au-delà de leur évidence pronominale. Vous vous appelez « Le Ny », croyez vous que ce signifiant, synonyme (à mes yeux) de bienveillance et de chaleur, vous a aidée à créer autour de vos personnages un climat de sympathie qui incite le spectateur à les aimer ?
ALN. (Rires)… Je ne sais pas. Je peux simplement vous dire qu’en breton, et Le Ny est un nom breton, cela veut dire « le neveu »… Mais ce que je sais c’est que je souhaite poser sur tous mes personnages et leurs réactions même les plus étranges, un regard humain. Voilà c’est ça qui m’intéresse : l’humain. Voir les choses non pas de haut mais à la hauteur de l’homme ou de la femme qui les vit.

CF : Vous avez, en Emmanuelle Devos et Vincent Lindon, deux acteurs formidablement vibrants, justes et sensibles. Pourquoi eux ?
ALN : J’ai assez vite pensé à Vincent que je connais pour avoir tourné, en tant qu’actrice, avec lui dans des films de Pascal Thomas (**) et de Pierre Jolivet (***). Je savais qu’il pourrait exprimer par son corps la fatigue morale et physique de celui qu’une épreuve épuise depuis longtemps. Quant à Emmanuelle Devos, j’ai été un peu plus lente à me décider et je lui ai même demandé de passer des essais. Avant de me rendre compte à quel point elle pouvait insuffler à Lorraine la franchise, la vivacité, la corporalité que je souhaitais.

CF : Et comment avez-vous travaillé avec eux ?
ALN : En harmonie et en exigence. On cherchait ensemble le ton juste, l’attitude juste. Chacun respectant les apports des autres.

CF : A côté de vos personnages, il y a un décor ou plus exactement un contexte très précis d’objets du quotidien à propos duquel m’est venu à l’esprit, plusieurs fois le mot « célébration » comme dans le bel essai que lui a consacré une de nos écrivaines belges, Colette Nys-Mazure (****)
ALN : Je suis quelqu’un d’assez concret et je crois qu’il est important de se rattacher à des codes de vie, à des petites choses que l’on fait mécaniquement. Les grands discours et moi, c’est deux.
J’aime bien l’humilité des choses. Je ne sais pas si c’est une approche féminine de la vie, mais si je suis sensible au quotidien, c’est parce qu’il faut bien reconnaître, qu’encore de nos jours, ce sont les femmes qui habituellement le prennent en charge.

CF : Pourtant dans votre film, c’est surtout Bertrand que l’on voit dans son quotidien ?
ALN : Oui parce que dans ma conception du film, j’ai décidé de me placer du point de vue de Bertrand. C’est lui qu’on suit dans la vie de tous les jours - à la maison, dans les transports en commun. Lorraine, on ne la voit pas hors de l’hôpital ou de son auto. On ne sait pas comment elle vit.

CF : Pourrait-on dire que vous avez du quotidien une approche à la fois structurante et réconfortante ?
ALN : Structurante sûrement parce qu’il ramène à un cadre de vie fait de gestes nécessaires,
machinaux et répétitifs. Réconfortante ? Vous pensez à la séquence au cours de laquelle Vincent Lindon regarde « Wallace et Gromit » ?

CF : Oui.
ALN : Peut-être aussi que le quotidien tient à distance un risque de débordement émotionnel.
Je n’aime pas le pathos, je n’aime pas en tant que spectatrice avoir l’impression qu’on veut m’arracher des larmes. Dès lors je ne vais pas chercher l’émotion. C’est pour cela que je ne privilégie pas les gros plans lors des scènes « sentimentales ». J’estime que si le metteur en scène et les acteurs sont honnêtes, l’émotion s’installera d’elle-même.

CF : Poussez-vous le respect du spectateur jusqu’à accepter qu’il n’entre pas dans votre suggéré émotionnel ?
ALN : Je n’aime pas être manipulée au cinéma et je n’aime pas manipuler ou prendre en otage. Je préfère laisser à celui qui regarde mon film le choix d’entrer dans l’émotion ou d’en rester à la lisière.
De la même façon j’aime être plausible dans la réalité que je décris. Ainsi j’ai veillé à ce que les objets et vêtements des personnages coïncident avec les moyens financiers de la tranche sociale à laquelle ils appartiennent.

CF : C’est peut-être ce désir de ne pas manipuler le spectateur qui donne à votre film un ton. Celui de la remise en cause d’un certain pacte romanesque sucré au profit d’une maturité cinématographique qui confère aux sentiments un tempo dans lequel on ne s’enlise pas. Un peu comme vous abritez Bertrand de ses émotions en le faisant marcher, monter dans le bus, se préparer un repas.
ALN : C’est aussi pour cela que j’ai voulu, presque symboliquement, que la tristesse de Bertrand soit rendue par une attitude et des paroles laconiques et sa solitude par le silence avec lequel il aborde le couloir d’hôpital dans lequel se trouve la chambre de son épouse.

CF : Ce que j’ai apprécié dans votre film, c’est qu’il ne fournit pas d’explications à toutes les attitudes et notamment à celle de Bertrand qui choisit de ne pas dire à Lorraine que son épouse est décédée. Vous laissez ainsi à la notion de projection toute son ampleur : au spectateur de trouver sa ou ses réponses.
ALN : Effectivement je n’ai pas le désir d’enfermer mes personnages dans une rationalité et/ou
une recherche d’explications. « Ceux qui restent » est un film sur l’humain et sur ce qui se passe entre les gens. Et ce qui s’y passe est souvent surprenant.

CF : Il y a dans votre film une gravité qui touche. Mais il y a surtout un courant de vie qui le traverse.
ALN : Ce qui m’étonne toujours dans le parcours des femmes et des hommes, c’est que même traversé des pires horreurs, si le courant de vie est là, les choses difficiles peuvent passer.

CF : C’est une question de confiance ?
ALN : De dignité aussi. Qui, avec la bonté, ne sont plus des qualités très à la mode.

CF : Merci Madame Le Ny.

(*) Des épisodes de Julie Lescaut, PJ, Madame le Proviseur….
(**) « Le goût des autres » d’Agnès Jaoui, « Se souvenir des belles choses » de Zabou Breitman,
« La petite Lili » de Claude Miller ….
(**) « Mercredi, folle journée » (2001)
(***) « Ma petite entreprise » (1998), « Mon frère le guerrier » (2002)
(****) « La célébration du quotidien » paru aux éditions Desclée de Brouwer