Emmanuelle Devos

Comédienne

Rencontrer Emmanuelle Devos c’est entrer au pays de l’Atypie. A la fois secrète et expressive, incontrôlable et maîtrisée, elle séduit. Parce qu’elle intrigue.
Tantôt « Gentille » (1), tantôt « Adversaire » (2), elle stimule la personne qui est en face d’elle pour l’interviewer à se montrer à la hauteur de l’art qu’elle représente. Celui d’une actrice qui s’inscrit dans un projet de cinéma d’auteur et non dans un projet de carrière ou de vedettariat.
Si vous voulez obtenir de Mademoiselle Devos des réponses intéressantes, il faut que les questions le soient aussi. Le défi en vaut la peine. Espérons que nous l’avons bien lancé…(m.c.a)

CF : Vous portez de superbes bottes en daim beige. Pourquoi ne pas avoir mis celles, de couleur violette, que vous portez, avec beaucoup d’allure, dans « Ceux qui restent » ?
ED : Parce que celles-ci sont plus confortables. Elles n’ont pas de talons.

CF : Il est vrai que les talons martelant les sols de l’hôpital donnent à votre personnage une dimension d’arpenteuse. D’arpenteuse d’un monde qui vous est inconnu, celui de la maladie.
ED : Lorraine, le personnage que j’interprète, n’est pas préparée à ce que la vie lui réserve. Ce malheur fond sur elle, imprévu et soudain. Elle va y répondre avec ce qu’elle est, avec ce qu’elle a.

CF : Comment avez-vous abordé le personnage de Lorraine, plutôt disruptif par rapport à vos films précédents ?
ED : Par l’allure d’abord. J’ai tout de suite pensé à lui donner une démarche plus vive que ce que je suis par mon naturel plutôt lent et « loose ». J’ai donc pensé tout de suite à des talons, après avoir écarté l’idée des Santiags.

CF : Avec l’accord de votre réalisatrice ?
ED : En fait les accessoires, les vêtements que je porte sont le fruit d’une collaboration entre la cinéaste, la costumière et moi-même. Même si la décision finale, quelque part, me revient parce ce c’est à moi de sentir, intuitivement, ce qui va soutenir mon interprétation.

CF : Ce n’est pas la première fois, dans votre filmographie, que vous êtes confrontée à la mort ? Je pense notamment à votre première et dernière (à ce jour distribuée) collaboration avec Arnaud Desplechin.
ED : Dans notre premier film ensemble, « La vie des morts » il est question d’une tentative de suicide et d’une attente, dans « Rois et Reine », je prends soin de mon père (Maurice Garrel) mourant. Mais ces deux rôles sont très différents de celui que j’assume dans « Ceux qui restent ».

CF : Effectivement et c’est d’ailleurs là une reconnaissance de l’étendue de votre palette de jeu. Comment faites-vous pour nourrir si dissemblablement vos personnages tout en étant, aux yeux du spectateur, parfaitement crédible ?
ED : L’écriture du scénario est importante. Elle est comme une partition qui fait qu’on ne joue pas du Bach comme du Mozart. Arnaud Desplechin et Anne Le Ny, par exemple, n’ont pas du tout le même point de vue. Leurs regards ne résonnent pas de la même façon. Je ne me glisse donc pas de la même façon dans ce qu’ils attendent de moi.

CF : Avez-vous un « instrument » pour vous glisser dans un rôle ?
ED : Oui. Mon corps et sa gestuelle. Ainsi, pour moi, chaque rôle a son poids. A la fois dans le sens propre de kilogrammes et figuré de centre de gravité. Ma fourchette pondérale oscille entre 57 et 63 kg. C’est important pour moi d’être dans le bon poids du rôle. Même si ça ne soit pas de l’extérieur, avoir le poids juste me permet de bouger différemment.

CF : Quel est le poids de Lorraine ?
ED : 57 kg.

CF : Poids plume par rapport à celui de votre partenaire, Vincent Lindon, plus massif et quelque part plus passif que vous.
ED : Oui sans doute, quoique Lorraine soit aussi lestée d’une pesanteur. Mais elle l’exprime autrement. Avec plus d’humour, de franchise. Elle n’a pas peur de se mettre au ban d’un certain discours qui voudrait, lorsqu’un très proche est malade, que le droit de « Ceux qui restent » soit hypothéqué d’une obligation de se sacrifier, de se mettre en retrait de vitalité.

CF : Vous parlez de pesanteur. Je vous répondrai par son pendant naturel - du moins depuis Simone Weil - la grâce. Cette grâce qui s’impose, dans votre jeu, comme une évidence naturelle.
ED : Vous savez quand je me suis vue dans ce rôle, j’ai été étonnée. Alors que, quand j’ai lu le scénario, j’ai tout de suite eu un attachement très fort pour Lorraine. Je savais, intuitivement, comment la jouer.

CF : Cette intuition, vous l’avez pour tous vos rôles ?
ED : Non, mais ici je savais. Tous les capteurs étaient présents, tout de suite. Evidemment, après, il faut les travailler.

CF : C’est la deuxième fois que vous jouez avec Vincent Lindon. Je ne sais pas, et cela ne me regarde pas, si vous avez un tempérament fidèle, mais professionnellement, vous retrouvez souvent vos partenaires. Daniel Auteuil (3) deux fois, Emmanuel Carrère (4) deux fois, Sophie Fillières (5) deux fois, Desplechin que l’on évoquait tantôt 5 fois (6)…
ED : … 6 fois. Notre dernier film en commun (7) vient de se terminer

CF : Ces retrouvailles sont-elles dues au hasard ?
ED : Je ne crois pas trop au hasard. Mais il est vrai que les choses se placent ainsi. Sans beaucoup d’intervention de ma part, parce qu’en tant qu’actrice je n’ai pas à dire « Ah ! j’ai envie de re-tourner avec Daniel Auteuil ».

CF : Mais il y a bien une raison qui fait que les cinéastes aient envie de vous retrouver sur un plateau.
ED : Je crois que les réalisateurs sont contents de tourner avec moi. Donc ils me redemandent.

CF : Pour le spectateur, ces bis (et plus) repetita sont intéressants. Parce qu’ils permettent de vous suivre sur une ligne du temps personnalisée puisque déclinée avec des « complices ».
ED : Oui mais en même temps ça fait peur de retrouver les mêmes personnes. On se pose des tas de questions : « Est-ce que je pourrai encore le ou la surprendre ? », « Ai-je quelque chose de neuf à apporter ? ». Chaque fois qu’Arnaud Desplechin me demande de rejouer avec lui, je suis très contente et très anxieuse.

CF : C’est rare et précieux une « liaison » cinématographique qui dure depuis si longtemps. Il y a Huppert et Chabrol, Azema et Resnais, Rowlands et Cassavetes …
ED : ….Quoique dans ces deux derniers exemples, la relation n’était pas que professionnelle. Mais c’est vrai que c’est précieux. C’est pourquoi je n’aime pas trop en parler, de peur que si j’en dis trop, cette entente s’évapore. Comme si elle était un secret. Notre secret.

CF : Ayant eu l’occasion de partager un moment avec Anne Le Ny, la réalisatrice de « Ceux qui restent », je lui ai demandé si la relation entre Lorraine et Bertrand n’était qu’une histoire d’amour ou si elle ne mettait pas en présence deux forces tout aussi puissantes : une pulsion de vie (Eros) et une pulsion de mort (Thanatos). Quel est votre sentiment à ce sujet ?
ED : C’est drôle que vous me demandiez cela. Parce que j’ai souvent pensé que Bertrand a pris à Lorraine de l’énergie qui va lui permettre de rebondir. Je suis plus inquiète pour son sort à elle.
Evidemment leur histoire d’amour était vouée à l’échec, mais indépendamment de cela j’ai l’impression qu’en fin de film, elle a perdu une partie de sa vitalité.

CF : Vous la trouvez plus généreuse que lui ?
ED : Oui parce que dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, lorsqu’ils doivent s’occuper d’un malade, ouvre à Bertrand une perspective à laquelle il avait sans doute réfléchi mais qu’il avait dû tout aussi vite refouler ou ignorer.

CF : Que pensez-vous du fait qu’il ne lui dise pas que sa femme est morte ?
ED : Même si certains peuvent trouver qu’il s’agit d’un non-dit pour avoir une raison de continuer à voir Lorraine, il se peut aussi qu’il s’agisse d’une volonté de se protéger de cet amour. Peut-être qu’il ne l’aime pas assez.

CF : Ou peut-être qu’il est épuisé par les 5 années de maladie de son épouse et qu’il n’a pas envie de se lancer, tout de suite, dans une nouvelle aventure amoureuse.
ED : Je ne crois pas. Lui va s’en sortir. On le voit d’ailleurs en dernière image du film, renouer avec sa sœur. Et elle, elle reste seule sur le toit de l’hôpital.

CF : Justement n’est-ce pas cet intérêt pour la fin ouverte, sur laquelle chacun projette un avis, qui donne à « Ceux qui restent » une vitalité intrinsèque permettant à chaque vision de se repositionner par rapport aux personnages et donc de leur éviter d’être figés dans la pellicule.
ED : Oui, cette liberté laissée par Anne Le Ny permet à chacun d’approcher la fin comme il l’entend et en même temps allège le film d’une nécessité normative. Ce qui est bien dans l’esprit du personnage de Lorraine qui formule des sentiments d’habitude celés. Peut-être moins par égoïsme ou égocentrisme que dans l’espoir de pouvoir mieux les dépasser s’ils sont repérés et exprimés.

CF : Est-ce que jouer sous la direction d’une réalisatrice qui est aussi actrice apporte
quelque chose de particulier ?
ED : Jouer apporte quelque chose. Que ce soit sous un regard masculin ou féminin.
Le fait que la réalisatrice soit aussi actrice ne change rien au fait que chaque rencontre est singulière parce que les êtres humains ne sont pas identiques. Ainsi tourner avec Nicole Garcia, ce n’est pas la même chose que tourner avec Anne Le Ny. Elles ont une approche de la direction d’acteurs différente. Nicole Garcia, par exemple, elle montre, elle enveloppe. Anne est beaucoup plus discrète. J’avais aussi avec Nicole Garcia un point commun de référence : nous venons toutes les deux du théâtre.

CF : Au mois d’octobre sortira en Belgique un film dans lequel vous jouez et dont le titre, « Deux vies plus une » de Idit Cebulat est une sorte de répondant cadencé à « Ceux qui restent » dans lequel c’était plutôt « Des vies moins une ».
ED : C’est marrant ce que vous dites. Parce que j’ai remarqué que certains des titres de mes films se répondent. Avant « Ceux qui restent », j’ai tourné pour Jérôme Bonnell « J’attends quelqu’un ».

CF : Ces trois là, mis bout à bout, pourraient constituer une litanie musicale pour un avenir cinématographique que je vous souhaite intrépide, diversifié et … joué au poids juste.

Merci Mademoiselle Devos.
Une prochaine nous parlerons de vos impressions de la Belgique où vous avez donné corporalité à Elise « La femme de Gilles » de Fréderic Fonteyne (8) et de votre mission de valorisation des collections photographiques de la cinémathèque Robert-Lynen de la ville de Paris.

(1) de Sophie Fillières
(2) de Nicole Garcia
(3) « L’adversaire » et « Petites coupures » de Pascal Bonitzer
(4) « La moustache » et « L’adversaire »
(5) « Aïe » et « Gentille »
(6) « La vie des morts », « Sentinelle », « Comment je me suis disputé », « Esther Khan », « Rois et Reine »
(7) « Un conte de Noël »
(8) inspiré par le beau livre de Madeleine Bourdhouxe paru aux éditions Labor