C’est une chose étrange de rencontrer, pendant une demi-heure, quelqu’un qu’on ne connaît pas et que vraisemblablement on ne rencontrera plus, pour évoquer une oeuvre sur laquelle il a travaillé pendant parfois plusieurs années. La question essentielle qui se pose à l’interviewer est de savoir comment, en si peu de temps, établir le climat de confiance qui permettra à l’entretien de trouver une direction, un sens, un rythme pour susciter l’attention de l’interviewé et dans le meilleur des cas son intérêt.
Avec Eran Riklis, la rencontre fut un réel plaisir en raison non seulement de la bienveillance de son accueil mais aussi de l’acuité de son écoute et de son souci d’apporter, à ses réponses, un soin et une franchise qui séduisent par leur spontanéité et leur entrain.
Avec lui on n’a pas l’impression d’un ping-pong fait de questions et de ripostes souvent convenues. On a l’impression de partager un réel moment de conversation. A laquelle il manquait peu pour pouvoir justifier l’adjectif d’amicale. (m.c.a)
CinéFemme (CF) : Dans "Lemon Tree", vous nous racontez une histoire mais en fait vous nous parlez de notions bien plus importantes que l’affaire judiciaire rapportée.
Eran Riklis (ER) : En fait je suis parti d’un fait divers lu dans la presse et selon lequel la Cour Suprême d’Israël avait été saisie par une Palestinienne d’une question d’arbres à abattre parce qu’ils gênaient son voisin israélien. Ce sujet me permettait d’aborder les questions qui me tiennent à cœur depuis toujours : les relations entre communautés déjà abordées dans « Final cup » (*), les notions de racines, de frontières, de territoires …
CF : Comme vous l’aviez fait avec « The Syrian Bride » ?
ER : Effectivement. Dans « The Syrian … » j’aborde la situation des Druzes qui habitent près du plateau du Golan, à la frontière avec la Syrie. Dans « Lemon … » je m’intéresse plutôt à ce qui se passe sur la « Ligne verte » à la frontière de la Cisjordanie…
CF : … En plein cœur du conflit qui ensanglante le Moyen-Orient et que vous évoquez non pas frontalement mais par l’intermédiaire d’un cas particulier : celui d’un procès dont les parties opposées renvoient clairement à la situation qui déchire les Israéliens et Palestiniens depuis longtemps ?
ER : Ce choix de ma part de porter le débat sur un plan plus individuel me permet de porter sur une situation un avis nuancé, de faire des suggestions sans vouloir à tout prix apporter des réponses définitives...
CF : ... Ou politiques ?
ER : Mon film n’est pas un film politique. D’ailleurs qu’est-ce que ce mot veut encore dire de nos jours ? "Lemon ..." veut attirer l’attention, mais sans tambour ni trompette, sur une situation du quotidien qui paraît insoluble.
CF : C’est précisément cette délicatesse dans votre approche qui m’intéresse. Diriez-vous que vous abordez d’une façon Yin un problème Yang ?
ER : (Surpris par la question) Je ne sais pas. Mon souci était de mêler à la fois un sentiment d’injustice à la possibilité pour celui qui s’estime lésé de pouvoir néanmoins porter son cas devant la Justice.
CF : C’est justement l’axe de force de votre film. C’est parce que vous restez observateur d’une histoire que vous insufflez à celle-ci une proximité dans laquelle le spectateur peut aisément se glisser. Diriez-vous que votre façon de filmer est proche d’une sensibilité féminine ?
ER : Je n’ai pas voulu faire un film d’un point de vue féminin parce que je ne crois pas que si les femmes avaient plus de pouvoir, les choses s’arrangeraient. J’ai voulu montrer que ce qui empêche les gens de communiquer, c’est la peur. Et pas uniquement au Moyen-Orient.
CF : Ce que j’entends par approche féminine n’est pas due au fait que les personnages principaux soient des femmes, mais aux faits que dans votre façon de raconter, vos partis pris cinématographiques vous privilégiez l’importance accordée aux petits détails de la vie de tous les jours, à l’émotion, à l’intuition, aux silences, aux échanges qui passent par le regard, aux gestes qui restent inachevés …
ER : J’ai surtout voulu souligner, par cette approche, à quel point mes personnages étaient enfermés dans leur solitude. Chacune est, à sa façon, une victime qui se sent observée, épiée par le camp adverse ou son propre camp. Chacune est prisonnière de sa culture, des préjugés de sa tradition, de sa religion ou de son milieu social.
CF : En effet même la femme du Ministre de la Défense, Mira, est constamment soumise aux diktats sécuritaires de ses gardes du corps
ER : Chacune de mes héroïnes est opprimée et lorsque Mira s’en rend compte, elle commence à éprouver pour sa voisine palestinienne un sentiment étrange, fait de compassion, de respect et d’intérêt. Un peu comme si la façon d’être de celle-ci, de répondre à une situation difficile allait à la fois la révéler à elle-même et lui révéler à quel point la situation au Moyen-Orient restera sans issue si chacun n’y met pas du sien. Si personne ne fait un premier pas. (**)
CF : A ce propos, je voudrais vous demander l’intention qui sous-tend le jugement rendu par la Cour Suprême. Jugement faussement consensuel et qui au bout du compte n’arrange personne.
ER : Ce jugement que j’ai voulu à la Salomon est là pour souligner que les instances judiciaires
n’ont pas toujours conscience de la réalité de la situation portée devant elles et des répercussions de leur décision sur les parties à la cause.
CF : Décision particulièrement absurde puisqu’en raison de la construction du mur entre l’Etat hébreu et les territoires occupés, toute la thèse du défendeur, Israël, fondée sur une crainte d’attentat terroriste perdait son sens.
ER : Oui mais l’absurde participe de la réalité de beaucoup de situations. On peut le souligner mais ne pas être capable d’y apporter une réponse.
CF : Pourquoi avez-vous choisi de donner comme prénom à votre personnage masculin principal celui de l’Etat dont il est un des citoyens : Israël ?
ER : Peut-être parce que tous les deux sont assujettis à la même psychose. Celle de la dérive sécuritaire qui fait voir des possibilités attentats partout. Même derrière chaque tronc de citronnier.
CF : A propos de réponse, je vous sens moins optimiste qu’au début de votre carrière. Votre premier film en 1984 s’appelait « On a clear day you can see Damascus » et avec « Lemon … », on a l’impression que « Même par un jour clair, vous ne pouvez plus voir le jardin de votre voisin ».
ER : Il s’est passé beaucoup de choses dans mon pays depuis 25 ans. Il n’est pas toujours simple de faire face à une situation qui se complique. Je ne dirai pas que je suis encore optimiste. Et en même temps je ne suis pas devenu pessimiste. Je suis un peu les deux comme Sa’id le héros peptimiste imaginé par l’écrivain israélo-palestinien Emil Habibi dans les « Aventures Extraordinaires de Sa’id le peptimiste » (***)
CF : Estimez-vous que vous êtes partagé, comme les saveurs du citron qui oscillent entre le doux et l’amer, the sweet and the sour ?
ER : (Rires) ... C’est pour cela que je n’ai pas voulu inscrire mon film sous le feuillage d’un olivier. Cet arbre est trop univoquement le symbole de la paix.
CF : Avez-vous des contacts avec vos confrères arabo-israéliens. Je pense notamment à Elia Suleiman, l’auteur du magnifique « Divine Intervention - Chronicle of pain and love » - titre qui résume à lui seul la folie qui règne au Moyen-Orient ?
ER : Très peu, nous nous voyons lors de festivals mais ensuite nous ne gardons pas le contact. C’est dommage. Il en est de même avec Hany Abu-Hassad (****) dont pourtant j’apprécie le travail.
CF : Vous devriez faire un film ensemble … Quel est votre regard sur le succès remporté par le cinéma israélien ces dernières années ? Le célèbre magazine français Positif, dans son numéro de janvier 2008, parle à ce sujet « d’un iceberg qui se redresse ».
ER : Je m’en réjouis bien sûr. Mais je crois que des challenges nous attendent. Parmi lesquels celui de se maintenir à la hauteur de l’enthousiasme actuel.
CF : Pour en revenir à « Lemon … », vous avez choisi de sonoriser le générique d’une
chanson de Peter, Paul et Mary accommodée aux rythmes arabes ?
ER : Je me sens citoyen du monde. J’ai vécu au Canada, au Brésil, aux Etats-Unis. J’ai fait mes études à la Beaconfield National Film School en Angleterre. Je suis ouvert à la multiculturalité sous toutes ses formes.
CF : Ce que reflète bien votre film qui mêle acteurs, techniciens et producteurs palestiniens, israéliens, allemands, suisses, français …
ER : Oui et je peux vous dire que tout se passe très bien.
CF : Ah si la réalité du monde pouvait être le miroir de l’harmonie qui règne sur vos plateaux de tournage …
ER : (rires) Vous savez pour faire des films, il faut plusieurs qualités. Dont celle de garder une dose de confiance et de naïveté
CF : Et quoi encore ?
ER : Il faut essayer d’être honnête, de ne pas porter de jugement. Je n’ai pas la prétention de décrire la vérité mais ma vérité. Il faut aussi tenter de souder une équipe pour que celle-ci donne au film sa crédibilité narrative et sa puissance émotive.
CF : A ce propos, je voudrais vous demander si c’est délibérément que vos acteurs jouent en-deçà de la force des sentiments qu’ils éprouvent ? Tellement de choses se nouent entre les protagonistes par le non-dit et les regards ?
ER : Pas seulement entre les protagonistes principaux mais entre tous les personnages. J’ai souhaité des acteurs une composition dont l’intensité serait avant tout fonction de leur vulnérabilité. Pour cela il n’est pas nécessaire de surjouer.
CF : Hiam Abbass est une actrice formidable. Elle fait penser à Irène Papas, cette actrice avec laquelle Michael Cacoyannis aimait tant travailler. Toutes les deux arrivent à transcender le propre d’une situation et l’intime de leurs sentiments pour les porter au niveau de la tragédie ou de l’universel.
ER : J’aime beaucoup travailler avec Hiam. C’est en partie pour retrouver ce plaisir que j’ai souhaité après « The Syrian Bride » la retrouver. En lui confiant cette fois-ci le rôle principal de mon film. Il suffit de voir son visage et immédiatement les qualités de dignité, noblesse, courage surgissent dans l’imaginaire du spectateur.
CF : Croyez-vous au pouvoir du cinéma de changer le Monde ?
ER : Non, le cinéaste n’a pas le sort du Monde entre ses mains. Il peut juste proposer, par des films qui s’adressent au cœur et à l’esprit de chacun, une réflexion et une façon de voir le monde plus humaine, plus ouverte, plus démocratique. C’est pourquoi j’aime bien travailler avec la scénariste Suha Arraf. Elle est palestinienne. Son regard complète le mien.
CF : Voilà une belle conclusion qui justifie, à elle seule, le prix que vous avez reçu lors du dernier festival de Berlin 2008 : celui du public
CF : Croyez-vous au hasard ?
ER : ?
CF : Hier, je lisais une autobiographie - « Il était un pays, une vie en Palestine » (*****) - de quelqu’un que vous connaissez sûrement : Sari Nusseibeh. Il évoque le fait que lorsqu’il est rentré à Jérusalem, après quatre années passées à Harvard, pour y enseigner la philosophie, il a tenu avec son épouse un café-galerie d’art le … « Lemon tree ». C’était le seul endroit de la ville où de jeunes intellectuels israéliens et palestiniens pouvaient se rencontrer librement.
ER : (Etonné). Non je ne le savais pas.
CF : Quand vous irez à Jérusalem, vous pourrez aller voir si cet endroit où l’on croit la paix possible et qui par sa chaleur et son humanité ressemble aux propos de vos films, existe encore.
ER : (Rires) Pourquoi pas ?
CF : Merci Monsieur Riklis.
(*) Film disponible en accès gratuit sur www.youtube.com/watch?v=3P-B6ryVB3k
(**) Cette spirale infernale du bourreau/victime est magnifiquement rendue par le début du film d’Amos Gitai « Free Zone » (avec entre autres Hiam Abbass) qui met en scène une Natalie Portman, pleurant devant le Mur des Lamentations pendant que le spectateur entend une comptine que l’on peut écouter sur www.youtube.com/watch?v=UlSRlCS8dbA
(***) Editions Gallimard
(****) « Paradise now » avec … Hiam Abbass et la jeune belgo-marocaine Lubna Azabal
(*****) Editions Jean-Claude Lattès