Coup de coeur
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Coup de coeurFLAMENCO, FLAMENCO

Carlos Saura (Espagne/Bodega Films - 2010)

notamment : Estrella Morente, Paco de Lucia, Sara Baras, Miguel Poveda, Israel Galván, Eva la Yerbabuena, Farruquito, Manuel Fernández "El Carpeta", Manolo Sanlúcar, José Mercé, Maria Bala, Carlos Garcia, Tomatito ... et beaucoup d’autres encore.

90 min.
6 septembre 2011
FLAMENCO, FLAMENCO

Comme un cœur qui bat dans la gorge
 
" J’ai vu, un jour, dans les Alpujarras, un oiseau immobile dans le ciel. C’était un petit rapace. Son corps, à mieux y regarder, esquissait bien quelques gestes infimes : juste ce qu’il fallait pour demeurer dans le ciel en un point aussi précis qu’intangible. Sans doute était-ce le sitio convenable pour bien guetter sa proie. Mais il lui avait fallu, pour cela même, renoncer à voler vers un but, ne surtout pas " fendre l’air ", tout annuler pour un temps indéfini. C’est parce qu’il s’était placé contre le vent - parce que le milieu, l’air, était lui-même en mouvement - que le corps de l’oiseau pouvait ainsi jouer à suspendre l’ordre normal des choses et à déployer cette immobilité de funambule, cette immobilité virtuose. Voilà exactement, me suis-je dit alors, ce que c’est que danser : faire de son corps une forme déduite, fût-elle immobile, de forces multiples. " Extrait du texte introductif sur le site des Éditions de Minuit sur le "Danseur des solitudes" de Georges Didi-Huberman.  
J’ai découvert le flamenco il y a quelques années suite à deux évènements quasi concomitants : une danse flamenco qui se donnait un soir sur la place Flagey à l’occasion d’un festival au travers duquel je passais par hasard et puis une conférence. D’abord la danse donc entre un homme et une femme, à l’allure d’une simplicité fulgurante et qui fut pour moi la révélation d’un langage du corps dont je ne cessai par la suite de retrouver ou rechercher les traces. L’autre évènement quelque temps plus tard fut la rencontre de Georges Didi-Huberman à l’occasion d’une conférence qu’il était venue donner à Bruxelles. Il y parla longuement du flamenco, de cette danse et comment sa rencontre avec Israël Galvan lui inspira son formidable livre : "Le danseur des solitudes" . Puis le flamenco s’est insinué silencieusement par détour des films ou des rencontres comme celui du texte magnifique de Federico Garcia Lorca sur le duende. Ce « sortilège » dont il fit une brillante théorie du corps, fusion de la grâce et de la présence, sentiment fugitif et immatériel, cœur de la danse, on pourrait dire de toute danse et qui a oui quelque chose à voir avec le vol en suspens d’un oiseau.

Comment rendre compte de ce patrimoine de l’humanité qu’est le flamenco ? Carlos Saura aura passé une partie de son œuvre à tenter de résoudre cette énigme. Comment donner à voir ce qui est à sentir, défi même du cinéma, rencontre improbable quand il s’agit de filmer à la fois danse, chant et musique. Pourtant, cette année 2011 nous aura donné deux films d’une hallucinante beauté sur la danse, celui de Carlos Saura et celui de Wim Wenders sur Pina Bausch. Ils donnent au numérique ses lettres de noblesse en offrant une possibilité d’approche du corps, une proximité et une fluidité qui par vagues nous emporte dans un frisson au cœur de nous-mêmes.
 
Plus que jamais la qualité de la salle, ancien studio devenu salle de cinéma, participe à la qualité du film et nous donne à sentir chant, danse et musique comme si nous étions à l’intérieur à la fois du chant et de la danse entourés des musiciens et de leurs battements de mains recouverts ça et là de olé .
 
La soirée ne put être plus riche en sensations et connaissance. Une introduction par l’historien d’art Ivo Hermans nous fit voyager du 16ème siècle au début des années 30 pour esquisser son origine et son développement, pour comprendre la fusion incroyable que constitue cette musique à la croisée de tant de traditions musicales.
 
Ainsi au travers du Flamenco, foyer de la culture gitane, de ce peuple qui préférait se faire appeler "el pueblo flamenco" , c’est la culture de toute l’humanité qu’on découvre tant ce qui a donné naissance au flamenco brasse le monde entier depuis l’Inde du Nord, depuis le pays des cinq rivières au travers de l’Afrique du nord et de la Bohème pour s’implanter durablement en Andalousie. "El pueblo flamenco" semble être ce peuple de toutes les directions, à la fois d’est et d’ouest, du nord et du sud. Et j’imagine alors qu’il nous parle à tous de l’humanité en nous, de sa musique, de sa danse, de son chant.
 
Et ce que Carlos Saura célèbre et capte avec une intensité inouïe c’est précisément la voix et son mouvement. Cette onde qui part du sol, des pieds qui frappent la terre et emplit le corps du danseur puis l’espace tout entier et traverse la toile pour venir nous habiter. Cette voix que je sentais battre comme un cœur dans ma gorge.
 
Cette voix faite corps parle à tous nos sens et cette bouche ouverte du chant devient ce point de fuite, lieu de l’origine de cette grâce qui prend le corps et le propulse et l’immobilise à la fois, le faisant tournoyer sur lui-même dans un vol immobile. Et je repense à John Cassavetes lorsqu’il filmait dans « Une femme sous influence » Gena Rowlands s’approchant de la bouche du chanteur dans une fascination physique pour cette voix qui émane du corps.
 
Le film s’écoule comme la chaleur d’un chant, comme la transmission d’une voix de sol à sol, de salle à salle, de corps à corps encerclés par les regards de ces portraits de gitanes qui forment une sorte de mur ou d’allée vers la scène du studio "et sous la lune gitane tous les objets la regardent, elle qui ne peut les voir" écrivait Garcia Lorca.
 
La voix faite corps, de la naissance à la mort, entre ombre et lumière, enveloppée de couleurs et de silences, telles seraient quelques unes des composantes du flamenco ? Composantes même du cinéma dont Vittorio Storaro, le directeur de la photographie, manie tous les pas. Tout est cinéma, tout est danse dans Flamenco Flamenco . Une rencontre à ne manquer sous aucun prétexte, c’est la vie qu’elle appelle.

A voir jusqu’au 16 octobre 2011 au Studio 5, à Flagey.

Par cette chronique, je dépose ma plume Cinefemme et vous remercie pour vos lectures et commentaires. (Laetitia De Jaegher)
 
Pour aller plus loin : 
Le site du film : www.flamencodecarlossaura.com
Georges Didi-Huberman, "Le danseur des solitudes" , Editions de Minuit, 2006.
Ivo Hermans, "Duende. Een bericht over Andalucía, flamenco en zigeuners" , EPO, 2011.