Biopic
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MR TURNER

Mike Leigh

Timothy Spall, Roger Ashton-Griffiths, Robert Portal, Richard Dixon

149 min.
10 décembre 2014
MR TURNER

Mr. Turner n’est pas un simple et conventionnel biopic.
Son réalisateur, Mike Leigh, le qualifie même, non sans humour, d’anti-biopic.
Et pour cause, Mr. Turner va bien
au-delà de l’exploration biographique du célèbre peintre britannique, Joseph
Mallord William Turner (1775–1851), tant il se dresse avec la robustesse d’un tableau
vivant et vigoureux de toute une époque dont le pivot est ancré dans les
vingt-cinq dernières années de la vie de l’artiste.

 

Certes, William
Turner, incarné par Timothy Spall [1] ,
est au centre de la toile mais, à l’image du courant pictural dont le peintre de la lumière fut le
précurseur, le réalisateur procède avec subtilité et subversion, par touches
impressionnistes et organiques, pour ébaucher le portrait d’un artiste complexe
en le fondant dans des paysages cinématographiques à la mesure du talent de son
sujet. La scène d’ouverture plonge d’emblée le spectateur dans l’œuvre magistrale
du peintre : on y voit l’artiste solitaire traçant l’esquisse d’un moulin
se découpant sous un ciel crépusculaire hollandais. La capture de la lumière
est éblouissante, et il faut ici souligner la qualité remarquable du travail du
chef opérateur, Dick Pope [2] ,
lequel est parvenu à insuffler un éclat « turneresque » aux nombreux
décors naturels du film, qui font fréquemment référence aux œuvres du maître
tantôt littéralement tantôt par simple évocation. La mise en scène est, dans
certains plans, picturale au point de dissoudre les œuvres de Turner au cœur de
la toile cinématographique [3] .
L’esthétique du film sert donc habilement son sujet mais le réalisateur fait
parfois preuve d’une complaisance qui suscite certaines longueurs. Et s’il est
un reproche qui pourrait être fait à ce film, c’est bien sa durée (près de
2h30) : écourté d’une bonne vingtaine de minutes , Mr. Turner en ravirait plus d’un.

 

Autour du peintre,
lequel ne peut se prévaloir de disposer des contours nets et lisses d’un
esthète raffiné, gravite une impressionnante galerie de portraits appartenant tantôt
à la sphère publique du début du 19ème siècle, tantôt à la sphère
intime et familiale de l’homme. C’est ainsi qu’au côté de Turner, on découvre
les membres de la prestigieuse Royal Academy of Arts (entre autres, le peintre
John Constable que Turner ne manquera pas de défier publiquement au cours d’une
séance de peinture [4] ,
ou Benjamin Robert Haydon,
artiste incompris, emprisonné à plusieurs reprises pour non-paiement de ses
dettes, et qui finira par se suicider), le très renommé critique d’art John Ruskin [5] ,
pédant et imbu de lui-même, ardent défenseur de Turner, ainsi que le
collectionneur Lord Egremont ou
encore
la Reine Victoria et le Prince Albert peu enclins à admirer les frasques
créatives de Turner. En évoquant remarquablement, mais avec une certaine
ironie, l’establishment de l’époque et en mettant en exergue ses conventions et
ses préceptes, Mike Leigh parvient ainsi à tracer, à la manière d’une peintre muni
d’un couteau, le cadre social et artistique au sein duquel évolue un peintre
parvenu au sommet de son art aux yeux de ses pairs. Mais si Turner ne se dérobe
pas aux conversations de salon et aux devoirs mondains de son statut, et s’il
honore le courant pictural de l’époque, il n’en demeure pas moins un artiste
libre, sans peurs, moderne, provocateur et frondeur. Et c’est ainsi qu’en se
plaçant délibérément à l’avant-garde d’un impressionnisme qui explore déjà le
fantastique de l’apparence en diluant les formes au profit des couleurs et de
la lumière, il ne craindra pas, quitte à passer pour fou, d’instaurer une
rupture marquante dans l’histoire de la peinture du 19ème siècle, dont
l’influence sera déterminante sur ses successeurs.

 

Turner parvient
donc à tenir son rang en société en cédant parfois à une faconde verbeuse, il maintient
une consciencieuse constance dans sa production artistique mais ses multiples
facettes font de lui un personnage d’une riche complexité dans l’intimité. À
commencer par les liens extrêmement étroits qu’il entretient avec son père,
William Gay Turner, modeste barbier et perruquier à la retraite avec lequel il
est lié de manière quasi fusionnelle, et qui sera son assistant jusqu’à son
dernier souffle. La figure maternelle est évoquée avec acrimonie pour sa démence
(Mary Marshall perdit
progressivement la raison suite au décès de sa fille Mary Ann en 1783 et décéda
à l’asile en 1804). Une lecture psychanalytique du personnage en regard des
liens dissolus du côté maternel pourrait sans doute éclairer l’ambivalence de
l’artiste dans son comportement avec les femmes : prévenant et galant avec
certaines représentantes de la gente féminine, l’artiste excelle aussi dans la
rudesse et la goujaterie de la pire espèce. Il grogne sans cesse comme un ours
mal léché, il se sert de sa gouvernante comme d’une vulgaire poupée de chiffons
pour assouvir ses pulsions passagères, il n’a jamais épousé sa première
compagne et n’en a pas reconnu l’enfant ; mais il est capable de fondre en
larmes devant une prostituée qu’il avait pris pour modèle en apprenant son âge,
et aux yeux de sa dernière maîtresse, la veuve Mrs. Booth en compagnie de
laquelle il terminera sa vie, Turner est
un grand esprit doté d’une belle sensibilité.
Tableau contrasté,
elliptique, anecdotique d’un être atrabilaire aux humeurs capricantes, à la
fois rustre et délicat, éloquent et taciturne, égoïste et aimant, qui ne
sacrifiera rien à la dévotion de son art. On notera également à cet égard que
les scènes d’intérieur circonscrites au cadre familiale et intime rivalisent de
beauté avec l’art des plus fins portraitistes, une discipline dans laquelle
Turner ne s’est nullement illustré.

 

Enfin, il y à
L’Artiste pleinement à l’œuvre dans son atelier, qui a dévolu toute sa vie à
son art, en perpétuelle recherche, qui ne redoute pas de se salir les mains, qui
égale ses prédécesseurs, les surpasse et deviendra à son tour le maître de
référence d’une nouvelle génération. C’est le peintre qui est fasciné par la
lumière, « qui peint ce qu’il voit
et non ce qu’il connaît
 », doté d’une sensibilité visuelle hors
normes, ballotté entre les flots de l’observation et de l’imagination. Turner, c’est
aussi le grand voyageur (même si Mike Leigh a choisi de ne l’évoquer que très
sommairement), c’est l’infatigable marcheur capable de parcourir plusieurs
dizaines de kilomètres jusqu’à l’épuisement, c’est l’artiste capable de
s’immerger dans son sujet au point de s’attacher au mât d’un navire au beau
milieu d’une tempête. (L’anecdote tiendrait toutefois de la légende et aurait
inspiré « Snow Storm -
Steam-Boat off a Harbour’s Mouth ».) C’est enfin l’artiste au beau milieu
de sa galerie personnelle, commentant son œuvre, refusant de vendre l’une de
ses toiles à un milliardaire, sûr de son fait et de son talent, qui léguera
plus de 19.000 œuvres à la nation anglaise.

 

La postérité a dit
que lorsque l’on a vu une toile de Turner, on ne contemple plus le ciel de la
même manière. Il y a fort à parier qu’après avoir vu Mr. Turner , on se précipitera avant le 25 janvier prochain à la
Tate Britain [6]
pour y admirer ses toiles et se laisser emporter par l’ampleur audacieuse et
lumineuse d’un artiste au tempérament farouche. Car si l a peinture est , comme le
prétend Turner, une poésie silencieuse ,
Mike Leigh l’a extraite de sa bogue de silence.

 

( Christie Huysmans )

 


[1] Timothy Spall remporta le prix d’interprétation masculine au Festival de
Cannes 2014. Pour se préparer à son rôle, Timothy Spall suivit, durant deux
ans, des cours de dessin et de peinture.

 

[2] Dick Pope remporta le Prix Vulcain de l’Artiste
Technicien au Festival de Cannes 2014.

 

[3] Les toiles figurant dans le film de Mike Leigh sont légion ; on
reconnaîtra notamment : Avalanche dans les Grisons (The Fall of an Avalanche in
the Grisons) 1810, Tempête de neige : Hannibal franchissant les Alpes (Snow
Storm : Hannibal and His Army Crossing the Alps) 1812, La bataille de Trafalgar (The Battle of Trafalgar) 1824, La ville
d’Utrecht vue de la mer (City of Utrecht, 64, Going to Sea) 1832, Le navire de
guerre "Temeraire" est remorqué vers son dernier mouillage pour être
démantelé (The fighting "Temeraire", tugged to her last Berth to be
broken up) 1838, Négriers jetant
par-dessus bord les morts et les mourants - un typhon approche (Slavers
Throwing overboard the Dead and Dying—Typhoon coming on) 1840, Tempête de neige-
_ Bateau à vapeur loin du port (Snow Storm
- Steam-Boat off a Harbour’s Mouth) 1842, Pluie, vapeur et vitesse (Rain,
Steam, and Speed) 1844, Lever de soleil avec monstres marins (Sunrise with Sea
Monsters) 1845.

 

[4] Tandis que John Constable fignole, après 14 années de travail, le
tableau « L’inauguration du pont de Waterloo » (The Opening of Waterloo
Bridge) dans le cadre de l’exposition de la Royal Acadamy de 1832, Turner fit
au milieu de son tableau (La ville
d’Utrecht vue de la mer) une grosse tâche rouge qu’il transforma en
bouée.

 

[5] John Ruskin fut l’exécuteur testamentaire de J.M.W Turner.

 

[6] Heureuse
coïncidence, jusqu’au 25 janvier 2015, la Tate Britain propose
l’accès à une exposition intitulée : « Late Turner : Painting
set free »