Documentaire

LA LIBERTÉ

Guillaume Massart
146 min.
23 mars 2019
LA LIBERTÉ

Casabianda est un centre de détention ouvert sans murs d’enceinte. Situé sur la commune d’Aliéra en Haute-Corse, le domaine s’étend sur 1778 hectares et n’est limité que par ses frontières naturelles, notamment la mer. Plus de 80% des détenus sont des délinquants sexuels, majoritairement condamnés pour des actes commis sur des mineurs de moins de 15 ans, principalement dans un cadre intrafamilial.

Le décor est planté. Il ne ressemble en rien à une prison classique ; il a même des allures de carte postale. Admettons-le, on pourrait aisément se laisser à penser qu’il y a quelque indécence à loger ce type de criminels dans un environnement aussi paradisiaque. Sans doute faut-il y voir là l’expression de notre réflexe primaire et naturel, probablement mu par une idée symbolique de vengeance, que de d’espérer que la justice (ou du moins l’idéal que l’on s’en fait) soit effectivement punitive et qu’en conséquence, la sanction soit à la mesure de l’infraction commise. Œil pour œil, dent pour dent, pourrait-on dire.

Pour aborder le documentaire de Guillaume Massart à sa juste valeur, qui n’est d’ailleurs pas des moindres, tant il mérite incontestablement d’être vu, il est donc sans aucun doute nécessaire de mettre de côté notre réticence, voire même notre répugnance, à se rendre disponible à la parole de pédophiles (ces nouveaux monstres, comme le relève l’un d’eux) et d’accueillir leurs témoignages comme si l’on prenait la posture d’un psy qui écoute et analyse en s‘interdisant tout jugement.

A priori, cet exercice de distanciation émotionnelle pourrait sembler difficile, voire insurmontable pour certains. Pourtant, il ne l’est nullement tant l’approche développée par son réalisateur, qui suit le tracé d’un long cheminement, nous invite à déverrouiller progressivement nos préjugés, suscitant, chemin faisant, bon nombre de réflexions déroutantes.

Dès les premières minutes, le film rend perceptible le lent travail d’approche qu’a nécessité la présence d’une caméra au sein du domaine pénitentiaire. D’abord filmé de nuit, comme si la caméra s’était osée à investir à pas de loup un territoire interdit, puis de jour, mais à une très grande distance des détenus, le documentaire capte avant tout l’atmosphère des lieux et la quotidienneté qui la rythme. À cet égard, relevons la réflexion d’un homme condamné pour homicide, refusant d’apparaître à l’écran pour éviter d’être assimilé à ceux que le milieu carcéral appelle les pointeurs.

Pour que l’échange humain puisse avoir lieu, pour qu’un dialogue basé sur la confiance puisse s’ouvrir et prendre corps, le temps et la patience sont des alliés incontournables pour tous : tant pour le documentariste que pour ceux qu’il livrera à l’œil de sa caméra et qui se livreront (voire se délivreront) devant elle, mais aussi, inévitablement, pour le regard du spectateur, qui, lui aussi, doit, se préparer à entendre la parole de ces hommes que l’on préférerait peut-être voir croupir dans des oubliettes. Le sujet est aussi sensible que dérangeant, et il nécessite donc un apprivoisement tripartite.

Graduellement, les distances s’amenuisent, les barrières tombent, les résistances à la confidence s’affaiblissent, la parole se libère jusqu’à sa terrassante scène finale.

C’est avec une très grande habileté que Guillaume Massart investigue cet univers carcéral hors normes, et c’est aussi avec une très grande sincérité de ton qu’il approche ces détenus d’un type très particulier, en leur posant en toute franchise les questions qui brûleraient les lèvres de n’importe quel citoyen lambda.

La première porte sur ce lieu unique en France, ses vastes dimensions, son caractère ouvert, sa beauté, les paradoxes et les effets qu’il génère sur sa population mais aussi les moult interrogations qu’il induit par comparaison quant à la validité du système carcéral traditionnel. « La Liberté » relève ainsi de manière frappante et interpellante les deux grandes forces contradictoires au milieu desquelles notre système pénitentiaire classique se situe et auxquelles il semble incapable d’apporter une réponse satisfaisante : d’une part, le caractère punitif de l’enfermement qui répond à la nécessité que justice soit rendue, couplé à l’objectif sécuritaire de neutraliser un sujet porteur de dangerosité, et d’autre part, l’idéal humaniste que l’on pourrait résumer à l’oxymoron sartrien selon lequel « l’homme est condamné à être libre », lequel véhicule implicitement l’idée sociétale qu’à terme, une réinsertion doit être envisageable, voire même qu’une réhabilitation humaine est possible.

Comme le soulignait déjà Michel Foucault en 1971, cheville ouvrière du GIP (Groupe d’information sur les prisons) et auteur de « Surveiller et punir », la prison échoue puisqu’elle fabrique des délinquants. Une sentence qui est largement étayée par les témoignages récoltés par Guillaume Massart. Comprenons par là que l’organisation quotidienne d’une maison d’arrêt classique (l’absence de repères et la déresponsabilisation des détenus dans les tâches quotidiennes), son infrastructure hermétique faite de barreaux et de murs, ses conditions de détention (la promiscuité, la surpopulation …) ne concourent nullement à une réinsertion, voire même favorisent ce qu’un détenu qualifie de désinsertion. Dans cette perspective, si l’objectif punitif est relativement atteint à travers la privation de la liberté de mouvement, sa réussite sécuritaire sur le long-terme fait doute. Car, le seul enfermement est-il susceptible d’amener les auteurs de crime à saisir pleinement la portée de leurs actes et à comprendre les raisons de leur dangerosité afin d’éviter toute récidive à leur sortie ?

Cadenassé dans espace clos, le corps inactif s’affaisse, l’esprit se fige et fuit ses démons. Soumis au travail et à l’action, le corps s’éveille ; ouvert à l’horizon, l’espace mental s’élargit, il devient plus alerte, rendant possible un recentrage, ouvrant la voie à la compréhension et à la rédemption, constatent majoritairement les détenus interrogés. La tâche n’est pas pour autant facile ni donnée à tous, modèrent-ils. « Encore faut-il être animé par la volonté de comprendre », souligne l’un. « Le cadre est beau mais le tableau est pourri », remarque l’autre car, au fond, « les barreaux mentaux demeurent ». Et il n’est point facile de les dynamiter, car comme le documentaire le révèle, la psychopathologie de la pédophilie a de multiples visages et la complexité de ses mécanismes fait froid dans le dos.

Mais face à cette possibilité qui est laissée à ces détenus de penser le mal et les maux obscènes qu’ils ont commis, quelle place la société est-elle réellement prête à leur laisser le jour où ils sortiront ? Le mal est ineffaçable, s’accordent-ils à admettre, mais le pardon est-il possible ? Un coupable de la sorte finit-il jamais de « payer sa dette à la société » ? Est-il définitivement condamné à ne jamais sortir de son statut de criminel ? Abuseur un jour, abuseur toujours ? Autant de questions qui hantent les détenus qui ont accepté de témoigner, et ne manqueront pas de résonner pour le spectateur longtemps après la projection.

Enfin, quid des victimes dans tout ça ?, est-on inévitablement tenté de se demander. Même si la parole ne leur est pas directement laissée dans le documentaire, elle est pourtant bien présente. Certes, elle est relayée par le truchement de leurs bourreaux, ce qui pourrait sembler choquant, et pourtant, l’on ne peut manquer d’être frappé par certaines réflexions ainsi que par la lucidité de certains.

Dérangeant, déroutant, déstabilisant « La Liberté » est un documentaire au sortir duquel nos certitudes ne demeurent pas indemnes. Mais avouons-le, sans naïveté, le fait de les avoir revisitées intellectuellement, ne nous garantit en rien qu’elles ne vacilleraient pas si la vie devait, par malheur, nous amener à les mettre effectivement à l’épreuve.

Christie Huysmans