Berlinale 2020
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BERLIN ALEXANDERPLATZ

Burhan Qurbani

Welket Bungué, Jella Hasse, Albrecht Schuch

183 min.
5 août 2020
BERLIN ALEXANDERPLATZ

« Berlin Alexanderplatz », grand classique de la littérature allemande écrit par Alfred Döblin et paru en 1929, a déjà fait l’objet de deux adaptations à l’écran. La première en 1931 par Piel Jutzi dont le titre français est « Sur le pavé de Berlin », la deuxième par Fassbinder qui en fit une série en 14 épisodes, diffusée en 1980. S’agissant de cette première adaptation Fassbinder écrivit :« Puis j’ai vu le Berlin Alexanderplatz de Piel Jutzi, que je tiens pour un film en soi très correct, même pas mal du tout. Reste que le roman de Döblin disparaît tout à fait de cette adaptation. Livre et film n’ont plus rien à voir. [1] »

Qu’en est-il de cette troisième adaptation, qui, audacieusement, se propose de remettre au goût du jour un monument littéraire tel que celui-là ? Livre et film ont-ils quelque chose à voir ?

Fassbinder, pour qui l’œuvre de Döblin fut déterminante voire fondatrice tant au plan professionnel que privé et éthique, répondrait probablement par la négative, et il n’aurait guère tort, car sur le plan stylistique, il ne fait nul doute que Burhan Qurbani n’a nullement cherché à transposer visuellement ni narrativement le matériau brut original. L’on pourrait même dire qu’il nous l’épargne car force est d’admettre que le texte de Döblin n’est pas d’un abord facile ni d’une lecture très agréable. La phraséologie est syncopée, la langue y est rude, les dialogues chaotiques, le texte est aussi polyphonique que digressif, l’intrigue n’entame réellement sa marche de progression qu’au tiers du livre. Fassbinder admet d’ailleurs qu’à sa première lecture, les deux cents premières pages l’avaient si copieusement ennuyé qu’il s’en était fallu de peu pour qu’il ne repose le livre sans même l’avoir fini. Cela ne l’a guère empêché de poursuivre sa lecture avec persévérance, de la réitérer à plusieurs reprises et de tenter l’exercice d’une adaptation, qui, elle, est bien plus fidèle à la littérarité de l’œuvre originale et « à la façon dont l’immensité banale et/ou invraisemblable est racontée ».

Mais est-ce pour autant dire que la « trahison » qu’effectue Burhan Qurbani est totale ou malheureuse à l’égard d’un livre qu’il dit avoir adoré et détesté, et qu’il adore et déteste toujours ?

La réponse est non, car il est magistralement parvenu non seulement à extraire avec une très grande modernité et une belle liberté, la substantifique moelle de l’œuvre de Döblin sur le plan de l’intrigue, mais aussi à métamorphoser audacieusement son héros (Franz Biberkopf) en faisant de lui un réfugié de Guinée-Bisseau, confronté à des réalités socio-économiques bien actuelles.

Ainsi, si près d’un siècle sépare Franz de Francis, ils ont tous deux en commun un passé criminel dont ils s’efforceront de s’amender en faisant le serment de devenir honnêtes. Malheureusement, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, le héros d’hier comme celui d’aujourd’hui croiseront sur leur route le maléfique Reinhold, lequel les détournera du droit chemin qu’ils s’étaient fixé. Le sel de l’étrange relation que nouent les deux hommes est donc bel et bien maintenu dans le film mais notons, néanmoins, que celle-ci est soumise à une profonde altération. Une altération qui ne tient guère aux péripéties factuelles qu’ils vivront ensemble ni même au contexte économique ambiant mais bien plus à la psychologie des personnages et à la moralité dont ils sont dotés.

Francis, interprété par le charismatique Welket Bungué, est un homme bien plus fréquentable que ne l’est le héros littéraire. La relation qu’il entretient avec les femmes est à cet égard incomparable, et il est d’ailleurs remarquable de noter que certains attributs propres au héros de Döblin (entre autres, son impuissance sexuelle et son penchant au proxénétisme) ont été habilement transférés à son diabolique alter égo, Reinhold. Autre élément travesti avec « bonheur » : la place que les femmes occupent globalement dans ce film et le rôle qu’elles tiennent dans le réseau de la prostitution. Majoritairement, celles-ci, pourrions-nous oser dire, occupent le haut du pavé, demeurent maîtresses de leur business et font d’ailleurs figure de « bonne conscience » bienveillantes à l’égard de Francis dès lors que celui-ci est soumis « à la tentation du mal ». Un mal et une méchanceté incarnés par le sociopathe qu’est Reinhold, personnage formidablement interprété par Albrecht Schuch, que l’on avait pu découvrir l’année dernière dans un rôle totalement différent dans « System Crasher ».

Où sont les frontières entre le bien et le mal ? Ou, autrement formulé, et c’est là tout l’étrange paradoxe que soulève le film, comment devenir honnête lorsque l’on vit et travaille dans l’illégalité ? Ou encore, comment obtenir un statut légal digne de ce nom sans flirter avec l’illégalité ?

Telles sont les questions qui, de rebondissement en rebondissement, traversent de part en part le récit et placent systématiquement son héros face à des dilemmes à la fois moraux et éthiques. La nuance lexicale a ici toute son importance car, ce qui du point de vue de Francis paraît éthique ne pourrait être d’emblée qualifié de moral. Notons ainsi que ses premiers ennuis adviennent lorsqu’il commet un geste de bonté en venant en aide à l’un de ses compagnons d’infortune. Ironie tragique : faire le bien ni ne l’exempte ni ne le délivre du mal, et c’est là un motif, qui aura tendance à se répéter, comme si un divin destin avait décidé qu’à un moment ou un autre, son passé finirait bien par le rattraper.

Remarquons aussi que par la suite, Francis fait invariablement les frais de sa naïve honnêteté voire de l’allégeance éternelle à laquelle il s’oblige envers celui qui lui a tendu la main lorsqu’il s’est retrouvé dans une misère noire, l’ignoble Reinhold. Sans doute pourrait-on s’étonner des raisons pour lesquelles notre héros moderne, qui est pourtant loin d’être un imbécile, voue une indéfectible amitié à ce fieffé manipulateur. Mais à cet égard, la réponse se trouve sans doute dans le poids de la culpabilité dont il ne peut se délester et qui, en cela, le rend d’ailleurs comparable à Raskolnikov. Hanté par ses crimes passés, ce seul rescapé d’un naufrage cherche désespérément rédemption et absolution, ce qui, sans cesse, l’amène à se sentir redevable à l’égard de son démoniaque sauveur.

On l’aura compris la densité du propos à l’œuvre dans « Berlin Alexanderplatz » dépasse toute vision manichéenne des choses, et son traitement prend d’ailleurs parfois des allures d’allégorie moderne, rendant impossible toute conceptualisation absolue du bien et du mal, surtout lorsque l’on crève de faim. « Enfant de réfugiés afghans, je connais moi-même si bien cette faim, souligne le cinéaste. Je comprends aussi ses dangers. C’est cette faim qui attire le diable. C’est elle qui conduit Franz/Francis à différentes incarnations jusqu’à ce que finalement, il soit déchiré, vidé et capable de renaître ».

Doté d’une mise en scène qui en impose par sa parfaite maitrise, et servi par une palette d’acteurs qui rivalisent de talent, « Berlin Alexanderplatz » fut, selon nous, l’un des meilleurs films de la Berlinale 2020. Certes, le film dure trois heures mais le voyage haletant auquel il vous convie au sein même des méandres de l’âme humaine comme dans les bas-fonds les plus underground de la capitale allemande, ne risque guère de vous faire piquer du nez. Et ce, d’autant que le film est rythmé par une formidable bande originale.

Christie Huysmans

[1Cette citation ainsi que toutes celles qui suivent sont extraites d’un texte écrit par Rainer Werner Fassbinder et intitulé « Les villes de l’homme et son âme » « Quelques pensées en désordre sur le roman d’Alfred Döblin Berlin Alexanderplatz ».